Écrit par : Sébastien Falter et Elise
![[Dossier] Quand le jeu vidéo réécrit l’Histoire](https://i0.wp.com/reboot-game.com/wp-content/uploads/2025/11/Dossier_Quand_le_jeu_video_reecrit_l_Histoire.webp?resize=810%2C540&ssl=1)
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- Entre fiction, vérité et fascination collective
- Quand le réel inspire les ténèbres
- L’Histoire revisitée comme décor
- Quand la guerre devient mémoire
- Les civilisations antiques revivent
- Les faits divers et les drames réels
- Le fantasme interactif
- La mémoire vivante des civilisations perdues
- Entre transmission et détournement
Entre fiction, vérité et fascination collective
Il existe une frontière étrange entre le réel et le virtuel. Cette ligne, les jeux vidéo la franchissent depuis longtemps, empruntant à l’Histoire ses batailles, ses figures et ses mythes. Certains le font pour enseigner, d’autres pour divertir, mais tous laissent planer une même idée : et si, derrière le pixel, se cachait un fragment de notre passé ?
L’Histoire n’est pas un simple décor dans le jeu vidéo. Elle devient son moteur, sa justification et son atmosphère. Et selon la manière dont elle est traitée, elle peut donner naissance à des univers d’une cohérence rare ou à des déformations volontaires de la réalité.
Quand le réel inspire les ténèbres
Avant même les reconstitutions historiques d’Ubisoft, Konami s’était déjà inspiré d’un personnage bien réel pour sa saga Castlevania. Le comte Dracula, antagoniste central, n’est pas une simple invention gothique. Son image découle directement de Vlad III Basarab Tepes, dit Vlad l’Empaleur, prince de Valachie au XVe siècle, connu pour ses méthodes d’exécution particulièrement brutales.
Les développeurs japonais de Konami ont pris ce fond de vérité pour y greffer tout un mythe de la malédiction, du sang et de la damnation. Le résultat donne un personnage intemporel, oscillant entre histoire et légende. Dans Castlevania: Symphony of the Night, la froideur du château et le désespoir des dialogues ne viennent pas de nulle part. Ils traduisent cette fascination morbide pour l’Europe médiévale, son obscurité et la terreur qu’inspirait réellement le prince roumain.
Mais Castlevania n’est pas un cas isolé. Derrière bien des personnages de fiction, se cachent des pages d’Histoire plus anciennes encore, que les jeux s’amusent à revisiter, quitte à brouiller volontairement la frontière entre vérité et invention.
L’Histoire revisitée comme décor
Ubisoft a construit avec Assassin’s Creed une véritable fresque de l’humanité. Ce qui frappe dans cette licence, ce n’est pas seulement la précision architecturale, comme les rues du Caire, Florence ou Paris recréées pierre par pierre, mais la manière dont les scénaristes y glissent des personnages réels pour servir une trame totalement fictive.
On y croise Léonard de Vinci, Cléopâtre, César, Robespierre, George Washington ou Richard Cœur de Lion. Tous sont remodelés pour s’inscrire dans cette guerre éternelle entre Assassins et Templiers. Cette réécriture historique n’a jamais prétendu à la rigueur documentaire : elle est narrative, ludique et cinématographique.
Mais ce qui la rend marquante, c’est la manière dont elle ancre le joueur dans une époque. Marcher dans une Florence du XVe siècle rend tangible ce qu’aucun manuel scolaire ne saurait transmettre. On ne lit plus l’Histoire, on la vit à travers le jeu.
Quand la guerre devient mémoire
Certains studios ont choisi une autre voie : celle du réalisme pur. Dans Battlefield 1, l’Histoire n’est pas décorative, elle est le cœur du jeu. La Première Guerre mondiale y est recréée avec une intensité presque documentaire. Les lettres des soldats qui ponctuent la campagne rappellent que chaque soldat virtuel a son équivalent bien réel, mort quelque part dans la boue.
Même constat avec Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, une production Ubisoft Montpellier entièrement pensée autour d’histoires vraies. Le jeu raconte la guerre à hauteur d’humain, inspiré de lettres d’époque et de récits de familles. Les faits historiques, les batailles, les armes, tout y est vérifié, documenté, mais traité avec émotion et pudeur.
D’un ton bien plus sombre, Call of Duty: World at War et Call of Duty 2 ont repris le cadre de la Seconde Guerre mondiale, en essayant d’en restituer l’horreur tout en restant spectaculaires. Mais c’est sans doute Medal of Honor: Débarquement allié qui avait, à son époque, frappé le plus fort avec sa reconstitution du débarquement d’Omaha Beach dans la 3em mission du jeu.
Chaque tir, chaque cri, chaque pas sur le sable visait à rappeler le vrai prix de cette journée historique.
Les civilisations antiques revivent
Les civilisations anciennes inspirent depuis toujours les créateurs. Age of Empires, Total War ou Civilization en ont fait leur fondation. Ces jeux ne racontent pas une histoire unique, ils permettent de refaire l’Histoire. Ils posent une question vertigineuse : et si Rome n’était jamais tombée ? Et si l’Égypte avait découvert la poudre à canon ?
Dans Total War: Rome II, les armées marchent avec une rigueur quasi documentaire, les sénateurs manipulent les alliances et le joueur doit comprendre les mêmes équilibres économiques que ceux du vrai Empire romain. C’est une approche stratégique, mais profondément historique dans sa logique.
Plus narratif, Assassin’s Creed Origins a offert une reconstitution minutieuse de l’Égypte antique. Les pyramides, les marchés, les temples, tout est pensé avec l’aide d’historiens et d’égyptologues. Le jeu a même intégré un “mode découverte” pour visiter librement sans combat, transformant le divertissement en outil pédagogique.
Et il ne faut pas oublier God of War. Derrière sa mythologie nordique et grecque, se cache un soin énorme porté aux mythes originaux. Les dieux y conservent leur caractère, leurs rivalités et leur nature tragique. C’est de la fiction, certes, mais une fiction documentée, nourrie par des siècles de récits.
Les faits divers et les drames réels
Certains développeurs préfèrent fouiller dans les affaires humaines. Dans L.A. Noire, par exemple, les enquêtes du détective Cole Phelps reprennent directement des faits divers des années 1940. Les crimes, les lieux et les voitures, tout vient de rapports authentiques. Rockstar a mélangé vérité et invention, mais l’ambiance de Los Angeles reste celle d’un vrai monde corrompu d’après-guerre.
Plus récemment, Martha Is Dead s’inspire du chaos de la Seconde Guerre en Italie et de la paranoïa fasciste, tout en explorant le trauma psychologique. Ce n’est pas un jeu historique pur, mais un drame où l’Histoire pèse sur chaque plan.
Dans un autre genre, The Town of Light explore la folie dans un hôpital psychiatrique italien réellement existant, le “Volterra”, fermé depuis les années 1970. Le jeu se nourrit de dossiers médicaux, de témoignages et de documents d’époque.
Le fantasme interactif
Certains jeux prennent le réel pour mieux le tordre. Bioshock Infinite, par exemple, s’appuie sur l’Amérique du début du XXe siècle, avec son racisme, son nationalisme, sa foi aveugle dans le progrès, mais en fait une dystopie flottante, littéralement. Columbia n’a jamais existé, mais tout en elle évoque l’Histoire américaine.
Même démarche dans Wolfenstein: The New Order, où les nazis ont gagné la guerre. Cette dystopie déforme le réel, mais repose sur une documentation rigoureuse : uniformes, propagande, langage, tout provient du Troisième Reich réel. C’est une réinvention de l’histoire, mais elle connaît parfaitement son modèle.
Sniper Elite 5, lui, s’amuse à réécrire la guerre en permettant au joueur d’assassiner des figures nazies emblématiques. Et même si ces missions sont fictives, elles s’appuient sur des faits avérés et sur des lieux réels.
La mémoire vivante des civilisations perdues
Les jeux s’intéressent aussi aux peuples oubliés. Never Alone (connu aussi sous le nom de Kisima Inŋitchuŋa) raconte les légendes des Inuits d’Alaska. Chaque scène est accompagnée d’interviews de vrais membres de la communauté, pour éviter les clichés. Le projet est né d’une collaboration entre développeurs et représentants autochtones.
De la même manière, Mulaka met en avant la culture Tarahumara du Mexique, en utilisant les symboles, les croyances et les récits de ce peuple pour en faire une aventure mythologique.
Même Shadow of the Colossus ou ICO évoquent à leur manière les civilisations disparues, celles dont il ne reste que des ruines. Le joueur, sans qu’on ne lui dise rien, explore un passé éteint, comme un archéologue numérique.
Entre transmission et détournement
Le jeu vidéo est aujourd’hui un média de mémoire. Il documente, il transmet et il réinvente. Certains s’en servent pour vulgariser l’Histoire, d’autres pour la questionner. Les jeux deviennent des espaces de réflexion sur la véracité, sur la mémoire et sur la manière dont un événement devient récit.
Et dans cette tension permanente entre réalité et invention, le jeu vidéo ne cesse de poser une même question : Est-ce que rejouer l’Histoire, ce n’est pas une autre façon de ne pas l’oublier ?