Écrit par : Sébastien Falter et Elise
![[Dossier] Quand le jeu vidéo se moque de lui-même](https://i0.wp.com/reboot-game.com/wp-content/uploads/2025/11/Dossier_Quand_le_jeu_video_se_moque_de_lui_meme.webp?resize=810%2C540&ssl=1)
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La parodie comme miroir déformant du médium
Il y a un moment fascinant dans l’histoire du jeu vidéo où les créateurs cessent de chercher à convaincre qu’ils peuvent être sérieux et décident au contraire d’assumer l’absurdité de ce qu’ils font. Ce moment, c’est celui de la parodie. Là où les blockbusters visent la crédibilité, les jeux parodiques s’amusent à faire éclater les cadres, à révéler les artifices du médium, à rire de ses excès, de ses mécaniques, de ses héros et de ses incohérences. Et s’ils sont parfois considérés comme des divertissements secondaires, ces jeux sont pourtant parmi les plus lucides, les plus audacieux et les plus libres dans leur manière de parler du jeu vidéo lui-même.
Ce n’est pas nouveau. Dès les débuts de l’industrie, certains développeurs ont compris que pour rendre hommage à un genre, le meilleur moyen était souvent de le tourner en dérision. Mais la parodie vidéoludique n’est pas une simple blague. C’est un langage à part, un mode de communication entre créateurs et joueurs qui repose sur une complicité : le joueur doit reconnaître les codes qu’on détourne. La parodie suppose une culture, un vécu, une mémoire commune. Ce n’est pas seulement du rire, c’est de la connivence.
L’absurde comme hommage
Dans un jeu comme Eat Lead: The Return of Matt Hazard, cette complicité est au cœur de l’expérience. Le personnage principal, Matt Hazard, est une caricature de tous les héros d’action des années 90 : mâchoire carrée, répliques débiles, voix caverneuse et arsenal démesuré. Le jeu raconte le retour d’une ancienne star du jeu vidéo fictive, oubliée du public et dépassée par les tendances modernes. C’est une idée simple, mais d’une efficacité redoutable, car tout y est volontairement cliché : les dialogues, les animations, les explosions et même la narration. Chaque instant rappelle quelque chose de déjà vu, mais jamais de manière pesante. Le joueur rit parce qu’il reconnaît ce qu’il voit. Et il rit aussi parce qu’il sent bien que tout cela, c’est aussi un peu sa propre nostalgie qu’on moque.
Ce qui rend Eat Lead intéressant, c’est qu’il ne se contente pas d’être drôle. Il parle de la mémoire du jeu vidéo, de ses cycles, de la manière dont l’industrie recycle ses propres héros jusqu’à les rendre grotesques. Derrière la parodie, il y a une réflexion sur la vieillesse des icônes et sur la superficialité des reboots. En ce sens, Eat Lead est bien plus qu’un pastiche. C’est un commentaire ironique sur la culture du jeu vidéo elle-même.
Quand la blague devient gameplay
Ce qui distingue la parodie vidéoludique des autres formes d’humour, c’est qu’elle passe souvent par le gameplay. Là où le cinéma ou la littérature peuvent se contenter de dialogues drôles ou de situations absurdes, le jeu vidéo a cette particularité que la blague doit être jouée. Le rire vient du geste, du décalage entre ce qu’on croit faire et ce que le jeu nous fait faire.
Prenez Goat Simulator. À première vue, le titre est une farce totale : on y incarne une chèvre capable de sauter, lécher, faire exploser des voitures et provoquer des catastrophes absurdes. Le moteur physique est volontairement instable, les bugs sont intégrés à l’expérience et chaque mouvement semble improvisé. Mais derrière l’idiotie apparente, il y a une idée brillante : se moquer du réalisme forcené et de la quête de perfection technique dans le jeu vidéo moderne. Là où les studios passent des années à corriger les collisions et les textures, Goat Simulator en fait son identité. Ce qui est censé être un défaut devient le cœur du plaisir. Le joueur rit de ce qu’il a longtemps reproché ailleurs. C’est un humour par le chaos.
Ce même principe existe dans I Am Bread, où le joueur incarne une simple tranche de pain dont l’objectif est de devenir toast. L’idée est absurde, mais la mécanique est incroyablement fine : chaque mouvement est volontairement maladroit, chaque déplacement est laborieux et c’est précisément cette maladresse qui fait rire. C’est une parodie directe des simulateurs de vie et des jeux trop sérieux, qui prétendent reproduire la réalité avec exactitude. Ici, tout est inversé : on prend un sujet insignifiant et on le traite comme une épopée. Ce décalage crée un humour unique, que seul le jeu vidéo peut offrir, parce qu’il repose sur la manipulation directe du ridicule.
Le rire des genres
La parodie vidéoludique aime s’attaquer aux genres les plus rigides. Dans Broforce, l’action est poussée à un niveau de démesure qui confine au génie comique. Tout explose, tout hurle, tout est saturé d’effets. Chaque personnage est une caricature de héros hollywoodien : un mélange de Rambo, de Terminator et de Chuck Norris, armé jusqu’aux dents, criant à chaque tir. Les explosions ne cessent jamais, les ennemis apparaissent par centaines, les drapeaux claquent et la musique rugit. Tout cela pourrait sembler excessif, mais c’est précisément le but. Broforce fonctionne comme une immense blague sur le patriotisme américain, les films d’action des années 80 et la glorification de la violence gratuite dans le jeu vidéo.
Le plus fascinant est que, malgré son ton absurde, Broforce est un excellent jeu d’action. Il ne se moque pas de la mécanique, il la sublime. Et c’est là toute la force de la parodie vidéoludique réussie : elle rit sans mépriser, elle tourne en dérision sans saboter le plaisir de jeu.
Un autre exemple marquant est Saints Row IV, qui a fini par devenir une parodie de sa propre série. Au départ, Saints Row se voulait une alternative à Grand Theft Auto, plus exagérée, plus trash et plus décomplexée. Mais à mesure que la saga avançait, elle a glissé vers l’autodérision complète. Dans le quatrième épisode, le joueur incarne littéralement le président des États-Unis doté de superpouvoirs, dans une simulation extraterrestre. Tout est absurde : les dialogues, les missions, les armes et même la logique interne du scénario. C’est un festival de non-sens, mais un non-sens assumé. Là où GTA cherche le réalisme ironique, Saints Row assume le cartoon total.
Quand la parodie devient philosophie
Certains jeux vont plus loin encore et transforment la parodie en réflexion existentielle. The Stanley Parable, par exemple, n’est pas seulement drôle : c’est une mise en abyme du jeu vidéo lui-même. On y incarne un employé de bureau perdu dans un labyrinthe de couloirs, guidé par la voix d’un narrateur omniscient qui commente nos moindres faits et gestes. Le narrateur veut que l’on suive son histoire, mais on peut désobéir. Et c’est là que tout bascule.
Chaque choix devient une blague sur la liberté du joueur, sur le contrôle illusoire qu’on croit avoir dans un jeu. Le narrateur perd patience, s’énerve, improvise et tente de reprendre la main. Ce n’est plus seulement une parodie des jeux narratifs : c’est une parodie de la narration elle-même. Le joueur rit, mais d’un rire gêné, presque philosophique. On se rend compte que le jeu vidéo, même dans ses formes les plus libres, reste une cage. Et The Stanley Parable transforme cette prise de conscience en satire brillante.
L’humour comme critique du réalisme
Il existe aussi une catégorie de jeux parodiques qui se moquent directement du culte du réalisme. Dans Octodad: Dadliest Catch, le joueur incarne un poulpe déguisé en père de famille humain, qui tente de cacher sa véritable nature à son entourage. Chaque action du quotidien devient un défi ridicule : faire le café, nouer une cravate ou aller faire les courses. Les tentacules du personnage rendent tout geste incontrôlable et c’est précisément cette maladresse qui fait rire. Ce jeu est une parodie de la simulation réaliste, mais aussi une métaphore sur la difficulté de jouer un rôle. C’est absurde, mais profondément humain.
Untitled Goose Game reprend cette logique : on y joue une oie qui s’amuse à semer le chaos dans un village tranquille. Les mécaniques sont simples, mais l’idée est brillante : renverser la logique héroïque du jeu vidéo. Ici, il n’y a pas de mission “noble”, pas de destin tragique, juste une oie insupportable qui met le désordre pour le plaisir. C’est une parodie douce, mais redoutablement efficace.
Les excès du médium tournés en dérision
Certains jeux s’en prennent directement à l’industrie et à ses travers. South Park: Le Bâton de la vérité est exemplaire dans ce domaine. Il parodie non seulement l’univers des jeux de rôle, mais aussi la manière dont les joueurs se prennent au sérieux. Tout est exagéré, de l’équipement aux quêtes, en passant par les dialogues volontairement grotesques. Pourtant, malgré sa vulgarité assumée, le jeu reste une lettre d’amour au RPG. Il rit de tout, mais jamais avec méchanceté.
Deadpool, adapté du personnage de Marvel, fonctionne sur le même principe. Le héros casse sans arrêt le quatrième mur, commente les bugs, les textures, les limites du moteur, insulte le joueur et interrompt les cinématiques. C’est une parodie du jeu d’action moderne, mais aussi du développement vidéoludique. Il se moque de ses propres manques, de ses coûts et de ses longueurs.
Et puis il y a Not for Broadcast, qui n’a rien d’un jeu burlesque au premier regard, mais dont tout le propos repose sur la satire. Le joueur incarne le technicien d’une émission télévisée et doit choisir ce que le public verra. Chaque coupure, chaque transition, chaque erreur devient un acte politique. C’est une parodie grinçante du contrôle médiatique et de la manipulation de l’opinion, servie par une mécanique volontairement caricaturale.
L’humour comme acte de liberté
Ce qui relie tous ces jeux, malgré leurs différences de ton ou de style, c’est la liberté. La parodie, c’est le refus de la gravité imposée. C’est le moyen pour les développeurs de dire : “on sait ce qu’on fait, on sait que c’est artificiel, mais on s’en amuse.” Et souvent, c’est dans cette liberté que le jeu vidéo est le plus vivant. Car en riant de ses propres codes, il les révèle.
Le joueur, de son côté, trouve dans ces jeux une forme de complicité rare. On ne rit pas seulement d’une situation, mais de ce qu’elle représente. On rit parce qu’on a joué à trop de FPS, à trop de RPG, à trop de mondes ouverts. On rit parce qu’on reconnaît nos propres habitudes de joueur. La parodie est un miroir, mais un miroir tordu, qui renvoie une image plus vraie que nature de notre passion.
La fragilité de la blague
Mais la parodie est un exercice périlleux. Si elle va trop loin, elle s’épuise. Si elle est trop timide, elle tombe à plat. Un jeu parodique doit garder un équilibre fragile entre ironie et sincérité. Les meilleurs y parviennent parce qu’ils respectent ce qu’ils parodient. Conker’s Bad Fur Day, par exemple, mélange un humour grossier avec une mécanique de plateforme très précise. Derrière les blagues vulgaires, le jeu est redoutablement bien conçu. Il rit du genre, mais il y participe pleinement.
C’est peut-être cela, la clé : la parodie réussie ne détruit pas ce qu’elle imite, elle le transforme. Elle montre les coutures du média, mais sans le déchirer. Elle fait sourire le joueur tout en lui donnant envie de rejouer sérieusement après.
Le rire comme mémoire
Les jeux parodiques ont aussi une fonction culturelle. Ils gardent la mémoire de ce qu’a été le jeu vidéo à chaque époque. Broforce renvoie aux années 80, Eat Lead aux années 90, Goat Simulator aux années 2010. Ils sont comme des archives déformées, mais précieuses. En les parcourant, on comprend mieux ce que l’industrie valorisait, ce que les joueurs attendaient ou ce dont ils se lassaient. La parodie, au fond, est un témoignage.
Et si elle fait rire, c’est aussi parce qu’elle nous parle du temps qui passe. Le joueur d’aujourd’hui rit des clichés d’hier, tout en créant ceux de demain.
Rire du jeu vidéo, c’est aussi l’aimer. Les jeux parodiques ne sont pas des moqueries, mais des caresses ironiques. Ils rappellent que ce média, aussi ambitieux et spectaculaire soit-il, reste un terrain de jeu. Et tant qu’il y aura des développeurs assez courageux pour en rire, le jeu vidéo restera vivant, libre et un peu fou.