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Écrit par : Sébastien Falter
Entre briques anciennes et mondes nouveaux
L’industrie du jeu vidéo, à l’intersection de l’art, de la technologie et du commerce, repose sur une chaîne de production aux ramifications multiples. De la conception narrative à la programmation, en passant par la modélisation 3D et la composition musicale, chaque jeu constitue une mosaïque complexe où chaque pièce demande du temps, des compétences et des ressources humaines et financières. Dans ce contexte, la réutilisation d’éléments préexistants s’est imposée comme une pratique courante, voire indispensable. Ce phénomène, appelé « réutilisation d’assets », fait l’objet d’un débat vif : s’agit-il d’un levier de création, d’une stratégie rationnelle d’optimisation, ou d’une forme de paresse industrielle ? Pour répondre à cette question, il est essentiel d’analyser en profondeur l’histoire de cette pratique, ses usages, ses excès, mais aussi ses vertus inattendues.
L’origine de la pratique, entre nécessité technique et tradition artisanale
Les premières consoles de jeux, limitées par la mémoire et la puissance de calcul, ont presque naturellement imposé la réutilisation de motifs graphiques, de sons ou de routines de code. Dans les années 1980, les développeurs travaillaient souvent en équipes réduites, parfois même seuls, et devaient faire preuve d’ingéniosité pour produire des expériences ludiques dans des contraintes très strictes. Il n’était donc pas rare de voir des sprites identiques apparaître dans plusieurs titres, parfois avec de simples modifications de couleurs. L’apparition des consoles 16-bit n’a pas mis fin à cette tendance, bien au contraire. De nombreux studios japonais, comme Capcom, Konami ou Nintendo, ont industrialisé cette logique de réutilisation, tout en conservant un certain degré de personnalisation pour éviter la lassitude des joueurs. Certains personnages de séries célèbres apparaissaient dans plusieurs jeux, comme si le recyclage visuel s’accompagnait d’un univers partagé, à la frontière du clin d’œil et de la contrainte budgétaire.
L’avènement de la 3D et le basculement dans l’ère industrielle
Avec l’arrivée de la 3D dans les années 90, le coût de production des jeux a explosé. Modéliser un personnage en trois dimensions, le texturer, l’animer, le faire interagir avec un monde cohérent demande un niveau de technicité beaucoup plus élevé que la simple création de sprites en deux dimensions. Dès lors, la tentation, ou la nécessité, de réutiliser des assets s’est accrue. Les studios ont commencé à développer des bibliothèques internes d’éléments réutilisables. Par exemple, Capcom, avec sa série Resident Evil, a repris et adapté de nombreux éléments d’un épisode à l’autre, qu’il s’agisse de portes, d’animations de zombies, ou même de morceaux entiers de décors. Ce choix, loin d’être un simple artifice économique, a aussi permis de renforcer une cohérence visuelle et sonore entre les épisodes, créant un sentiment de familiarité chez les joueurs fidèles.
La démocratisation des assets prêts à l’emploi
Le développement des moteurs de jeux accessibles comme Unity ou Unreal Engine a marqué un tournant radical. Non seulement ils ont permis à de nombreux développeurs indépendants de créer leurs propres jeux avec des outils professionnels, mais ils ont aussi vu apparaître des places de marché où des milliers d’assets sont proposés à la vente ou gratuitement. On peut y trouver des modèles 3D de créatures fantastiques, des effets de lumière, des interfaces utilisateur complètes, voire des systèmes de jeu entiers. Cette démocratisation a eu un effet paradoxal. D’un côté, elle a libéré la créativité de nombreux petits créateurs, en leur permettant de se concentrer sur le gameplay ou le scénario sans devoir modéliser chaque élément. De l’autre, elle a entraîné une uniformisation progressive d’un certain pan de la production vidéoludique. De nombreux jeux indépendants, surtout sur mobile ou sur Steam, utilisent les mêmes ressources sans les personnaliser, donnant naissance à une esthétique générique, où l’identité visuelle peine à émerger.
Quand la réutilisation devient une démarche artistique consciente
Toutefois, certains studios ont su transformer la contrainte en style. FromSoftware, par exemple, célèbre pour ses titres exigeants comme Dark Souls, Bloodborne ou Elden Ring, pratique une réutilisation d’assets particulièrement intelligente. Les animations de personnages, les cris de certains ennemis, les architectures gothiques se répondent d’un jeu à l’autre. Loin d’être perçue comme une paresse, cette continuité stylistique contribue à l’univers de la marque. Les joueurs passionnés prennent plaisir à repérer ces récurrences, à les interpréter, à y voir des références ou des symboles. La réutilisation devient alors un langage, un jeu de miroir qui dépasse la simple économie de moyens. Un autre exemple remarquable est celui de Telltale Games. Bien que leurs jeux aient souvent été critiqués pour la rigidité de leurs animations faciales et la réutilisation visible de certains modèles, cette homogénéité participe à une identité visuelle qui se retrouve dans toutes leurs adaptations narratives, de The Walking Dead à The Wolf Among Us.
Le cas problématique des asset flips et de la production automatisée
Dans un registre beaucoup plus critiqué, la réutilisation d’assets a aussi donné naissance à une dérive commerciale : les asset flips. Il s’agit de jeux produits à la chaîne, en un temps record, simplement en combinant des éléments achetés sans modification sur les places de marché. Ces jeux, souvent vendus à bas prix, parfois publiés en dizaines d’exemplaires presque identiques, pullulent sur certaines plateformes comme Steam ou les boutiques Android. Le but de leurs auteurs n’est pas de proposer une expérience originale, mais de maximiser les profits sur la quantité, en profitant des algorithmes de recommandation ou de la naïveté de certains consommateurs. Parmi les exemples les plus notoires, on peut citer « The Hidden Object Bundle » de Zonitron Productions, qui a publié des dizaines de jeux quasi identiques sur Steam en 2015-2016, jusqu’à ce que Valve intervienne. « New Unity Project 1 » est un autre cas célèbre, avec son titre volontairement générique, construit uniquement à partir d’assets de base d’Unity. Sur mobile, des clones comme « Crafting and Building » ou « WorldCraft » imitent grossièrement Minecraft avec les mêmes blocs, menus et sons, sans effort de distinction. Cette pratique ternit l’image de la réutilisation, la réduisant à un outil de paresse et d’opportunisme. Elle pose aussi des questions éthiques sur la saturation du marché et la protection du consommateur face à des produits qui ne respectent même pas les standards minimaux de qualité ou d’originalité.
Réutilisation, plagiat, inspiration : une frontière floue
Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève de la réutilisation légitime, de l’hommage, ou du plagiat pur et simple. Certains jeux semblent si proches d’un modèle existant qu’ils en deviennent des copies à peine déguisées. Lorsque Genshin Impact est sorti, une grande partie du public a pointé ses ressemblances frappantes avec Breath of the Wild, notamment dans le style graphique, l’interface ou le système d’escalade. Pourtant, aucune ressource n’était directement copiée. Le studio miHoYo avait simplement reproduit des mécaniques et une ambiance de manière suffisamment fine pour rester dans une zone grise. À l’inverse, des titres comme Undertale ou Stardew Valley, tout en rendant hommage à l’esthétique 8-bit ou 16-bit, ont su créer un univers unique, grâce à des choix d’écriture, de design et de gameplay originaux, malgré une apparente simplicité technique.
Perception des joueurs : entre tolérance, complicité et frustration
La réception de la réutilisation par le public varie selon le contexte, la qualité d’intégration et la notoriété du studio. Lorsqu’un grand studio AAA reprend des éléments d’un précédent jeu sans effort d’adaptation, les critiques fusent. En revanche, si un studio indépendant utilise des ressources existantes avec ingéniosité pour raconter une histoire originale ou proposer une expérience marquante, la pratique est souvent excusée, voire saluée. Les communautés de joueurs les plus engagées, notamment sur les forums ou les réseaux sociaux, repèrent rapidement les emprunts, les clins d’œil, ou les paresses. Cette vigilance renforce la responsabilité des développeurs, qui savent que chaque asset recyclé sera scruté, disséqué, comparé. Mais cette culture du repérage nourrit aussi une forme de complicité : retrouver une animation déjà vue dans un autre jeu peut créer une forme de continuité émotionnelle, comme une trace laissée dans la mémoire collective des joueurs.
Modding, remix et détournement : une autre forme de réutilisation
Le monde des mods illustre une autre facette de la réutilisation : celle qui vient du joueur lui-même. Dans des jeux comme Skyrim, Minecraft ou Les Sims, les communautés créent, partagent et adaptent des milliers d’assets. Ces pratiques participent à une culture de la transformation, où chaque élément peut être détourné, amélioré, recombiné. Le modding repose souvent sur la réutilisation d’assets existants, mais il l’élève au rang d’expression personnelle. Certains mods deviennent même plus populaires que les jeux originaux dont ils sont issus, à l’image de Counter-Strike ou Dota. Dans ces cas, la réutilisation n’est plus un acte de paresse, mais un acte de création.
Une nouvelle écologie du développement vidéoludique ?
À l’heure où les préoccupations environnementales gagnent tous les secteurs, la question de la réutilisation prend un sens inattendu. Réduire la production d’assets peut être vu comme une forme de sobriété numérique. Moins de ressources gaspillées, moins de temps perdu sur des éléments secondaires, plus d’énergie concentrée sur l’innovation ludique ou narrative. Certaines initiatives, comme les game jams thématiques ou les concours de développement rapide, valorisent cette approche. Des équipes doivent concevoir un jeu en quelques jours, uniquement à partir d’assets préexistants, ce qui stimule la créativité dans la contrainte. Ces pratiques rappellent que l’art du jeu vidéo ne réside pas uniquement dans la nouveauté visuelle, mais dans la capacité à émouvoir, surprendre ou questionner, quel que soit le matériau utilisé.
Fragments recyclés pour un futur ludique
La réutilisation des assets dans le jeu vidéo est un miroir des tensions profondes qui traversent l’industrie : entre créativité et rentabilité, entre artisanat et production de masse, entre tradition et innovation. Elle peut être l’expression d’une vision artistique, le reflet d’une logique industrielle, ou le symptôme d’un opportunisme décomplexé. Tout dépend de l’intention, du soin apporté à l’intégration, du respect du joueur. Plutôt que de condamner en bloc cette pratique ou de la glorifier naïvement, il convient d’en reconnaître la complexité, les ambiguïtés, mais aussi les potentialités. Dans un monde saturé d’images et de sons, réutiliser avec intelligence peut devenir un acte de création à part entière. Et si l’on choisit de voir dans le recyclage non plus une facilité, mais une contrainte fertile, alors l’avenir du jeu vidéo pourrait bien s’écrire avec des fragments du passé.