[Dossier] L’art de créer des bugs volontaires

Temps de lecture estimé: 10 minutes

Ecrit par : Sébastien Falter

[Dossier] L’art de créer des bugs volontaires

Quand le bug devient roi

À première vue, un bug dans un jeu vidéo, c’est un défaut. Un raté. Une ligne de code qui ne fait pas ce qu’elle devrait. Mais il existe un phénomène surprenant dans le monde du développement : certains bugs, une fois découverts, plaisent tellement aux joueuses et aux joueurs, qu’ils deviennent des éléments de gameplay à part entière. Et plus fort encore, certains développeurs ont poussé le concept au point d’intégrer, dès la conception, ces « bugs » comme des mécaniques officielles, comme si on trichait avec les règles… de manière officielle. Un jeu brisé, mais qui fonctionne. Un paradoxe. Un art.

Dans ce dossier, on va explorer ces cas fascinants, avec des exemples cultes, des explications simples mais précises sur la technique derrière ces illusions, et surtout, un regard sur ce que cela raconte du rapport entre le joueur et le développeur.

De l’erreur heureuse à l’intention malicieuse

Avant de plonger dans les cas où les bugs sont voulus, il faut comprendre un peu le chemin qui mène à cette idée. Tout commence souvent avec un bug découvert par hasard, pendant les phases de test ou après la sortie. Un effet non prévu, une animation qui déraille, une collision fantôme, un glitch dans la gravité… Et parfois, cette anomalie crée une sensation nouvelle, presque magique : la liberté. Une brèche dans les lois du jeu, qui ouvre un espace de créativité. Le studio observe que les joueurs s’approprient ce bug et décide de le garder. Parfois même, il le reproduit dans les suites.

Mais chez certains développeurs, cette idée a été poussée plus loin : créer directement un jeu dont les règles semblent buggées. Volontairement. Pour faire rire, surprendre, ou briser le quatrième mur.

Le roi du chaos volontaire

Difficile de parler de bugs volontairement intégrés sans mentionner Goat Simulator. Ce jeu, sorti en 2014, est littéralement conçu pour ressembler à une bêta jamais terminée. On y incarne une chèvre incontrôlable dans un monde où la physique semble avoir été codée à l’envers. Les collisions foirent, les ragdolls (corps inertes) partent dans tous les sens, les objets se déforment. Rien ne fonctionne comme prévu… sauf que tout est fait exprès.

Goat Simulator Remastered
Goat Simulator Remastered

La grande réussite technique ici, c’est que les développeurs de Coffee Stain Studios ont utilisé le moteur Unity pour amplifier volontairement les faiblesses habituelles du moteur physique. Au lieu de corriger les bugs, ils les ont accentués. Par exemple, ils ont supprimé certaines limites sur les mouvements du cou de la chèvre, ce qui permet au joueur de lécher un objet et de le tirer à l’infini, créant des scènes absurdes. L’animation du corps est volontairement cassée : les membres se tordent, le personnage plane, se coince dans les murs. En réalité, tout est sous contrôle : les erreurs sont simulées, à l’aide de scripts conditionnés pour faire croire à un bug.

Et pourtant, le code est stable. C’est un faux désordre, construit sur une vraie logique.

La galère comme gameplay

Deux jeux créés par le développeur Bennett Foddy ont exploité cette idée d’un contrôle bancal comme principe de base. Dans QWOP, vous contrôlez un coureur en manipulant séparément ses cuisses et ses mollets avec les touches Q, W, O et P. Le résultat ? Une catastrophe. Chaque pas devient un défi de coordination presque impossible. Les jambes partent dans tous les sens, le personnage s’effondre à chaque instant.

Dans Getting Over It with Bennett Foddy, le concept est encore plus vicieux : un homme dans un chaudron tente de gravir une montagne avec un marteau. Le seul moyen d’y parvenir est de faire pivoter le marteau à l’aide de la souris. La physique semble trahir le joueur à chaque instant. Les glissades sont injustes, les chutes démoralisantes… mais tout est prévu. Ce n’est pas un bug : c’est un faux bug, déguisé en difficulté.

Getting Over It With Bennett Foddy
Getting Over It With Bennett Foddy

Techniquement, ces jeux utilisent une physique simplifiée mais très sensible. L’astuce consiste à retirer tous les correcteurs d’erreurs habituels qu’on trouve dans les moteurs modernes. Pas de frein automatique, pas de stabilisateur. Le joueur est livré à une mécanique nue, volontairement crue, presque primitive.

Quand le bug devient personnage

Dans Untitled Goose Game, on incarne une oie malicieuse dans un village. Ce jeu ne repose pas sur des bugs visibles, mais sur une idée subtile : permettre au joueur de perturber le monde comme s’il en cassait les règles. C’est un jeu qui mime le bug, sans jamais vraiment en être un. L’oie peut voler les objets, déranger les humains, bloquer les portes, inverser les scripts prévus par l’IA.

Untitled Goose Game
Untitled Goose Game

Les développeurs de House House ont construit une intelligence artificielle volontairement rigide, avec des routines faciles à perturber. Un personnage laisse tomber ses lunettes ? Il devient aveugle. Une porte se referme ? Il est piégé. L’oie devient un générateur de chaos, non pas grâce à des bugs, mais parce que tout est prévu pour que le monde semble fragile.

Ici, le bug est simulé par la narration : tout se passe comme si on exploitait une faille, mais tout est parfaitement codé pour que ça arrive. Le jeu donne au joueur l’illusion d’être un tricheur, en lui offrant une permission.

Quand les bugs deviennent folklore

Dans un autre registre, Skyrim, célèbre RPG de Bethesda, a vu ses bugs devenir mythiques. Personnages qui flottent, dragons qui volent à l’envers, objets qui traversent les murs… Ces anomalies n’étaient pas prévues à l’origine, mais la communauté les a adoptées avec tant d’amour que Bethesda a cessé de les corriger dans certains cas.

The Elder Scrolls V: Skyrim
The Elder Scrolls V: Skyrim

Et plus fort encore : dans les jeux suivants, certains de ces bugs ont été recréés volontairement comme des clins d’œil. Des PNJ qui glissent sans marcher. Des dialogues qui se répètent. Une manière de dire : « Oui, on sait. Et on en rigole avec vous. »

Sur le plan technique, la complexité du moteur Creation Engine a produit une infinité d’interactions non prévues. Mais les développeurs ont compris que certains bugs faisaient partie de l’identité du jeu. Dans Fallout 4, certaines animations saccadées semblent reproduire celles de Skyrim, comme un bug patrimonial.

Le bug comme philosophie

Le chef-d’œuvre de Davey Wreden, The Stanley Parable, repose sur une idée centrale : et si le joueur refusait de suivre les règles ? Le jeu commence dans un bureau, avec une voix off qui décrit les actions du personnage. Mais si vous n’obéissez pas ? Si vous entrez dans la mauvaise porte ? Si vous sautez dans un vide ? Alors le jeu change. Le narrateur panique. Il improvise. Les décors deviennent absurdes. Le moteur semble dysfonctionner. Le jeu se « casse ».

Mais encore une fois, tout cela est parfaitement codé.

The Stanley Parable
The Stanley Parable

The Stanley Parable est une leçon magistrale de conception : tous les chemins déviants sont prévus. Les bugs sont joués, mimés. Des couloirs se dupliquent. Des éléments se réinitialisent sans logique. Ce n’est pas un jeu brisé : c’est un jeu qui simule sa propre corruption pour vous faire croire à une liberté totale.

La ligne floue du code

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans tous ces cas, les « bugs » ne sont plus des erreurs. Ils deviennent des outils narratifs, des leviers comiques, des choix esthétiques. Les développeurs vont parfois jusqu’à coder des séquences entières destinées à mimer un crash, une anomalie, une triche.

Dans Pony Island, par exemple, on incarne un joueur piégé dans un vieux jeu d’arcade possédé. Les menus se corrompent, les options changent toutes seules, des artefacts apparaissent à l’écran. Tout est mis en scène. Le jeu utilise des routines de corruption volontaire pour simuler une machine défectueuse.

Pony Island
Pony Island

Techniquement, cela repose sur des effets visuels (filtres de shaders), des scripts aléatoires, et surtout des fichiers qui s’altèrent temporairement dans la RAM. Le joueur a l’impression que son ordinateur est compromis, mais tout est contenu dans le sandbox du jeu.

Un art du déséquilibre maîtrisé

La grande réussite des jeux à bugs volontaires, c’est de créer un déséquilibre qui paraît accidentel, tout en étant parfaitement calibré. C’est un travail d’équilibriste : il faut donner au joueur l’impression qu’il brise les règles, tout en maintenant l’illusion. Car si le jeu se casse vraiment, s’il plante, s’il perd une sauvegarde, alors ce n’est plus drôle. C’est une faute.

C’est pourquoi ces jeux doivent être plus stables encore que les autres. Ils simulent la folie, mais sur une base solide. Le code est souvent plus complexe, car il doit anticiper tous les détours possibles, toutes les folies imaginables.

Le bug comme langage

Aujourd’hui, cette esthétique du bug volontaire a gagné du terrain. Des jeux comme Bugsnax, There Is No Game, Glitchhikers ou World of Horror construisent des univers entiers autour de l’idée que quelque chose ne tourne pas rond. Le bug devient une manière de parler de la réalité, de la mémoire, de la peur. Il devient un langage.

Et paradoxalement, il faut des développeurs très talentueux pour simuler une erreur crédible.

Maîtriser l’imperfection

Faire un bug, c’est simple. Le faire exprès, le rendre drôle, touchant, ou intelligent, c’est un autre métier. Ces jeux l’ont compris, et ils ont retourné les règles du jeu vidéo pour en faire une œuvre d’art volontairement imparfaite.

Alors la prochaine fois qu’un personnage se téléporte sans raison, qu’une animation dérape, ou qu’un menu semble pris de folie, demandez-vous : et si c’était voulu ?

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