[Dossier] Le grand classement des moteurs de jeux vidéo

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Écrit par : Sébastien Falter

Pourquoi les moteurs comptent plus que jamais ?

Il y a quelques semaines, nous vous avons parlé de l’évolution des petits moteurs de jeux vidéo, c’était même le tout premier dossier de cette rubrique. Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à l’influence des plus grands moteurs, chiffres à l’appui.

Dans le monde du jeu vidéo, le moteur est bien plus qu’un simple outil technique. Il constitue le socle invisible sur lequel repose chaque mécanique de gameplay, chaque animation, chaque interaction. C’est l’élément fondamental qui donne vie à une vision créative, un environnement virtuel ou un scénario interactif. En fonction de ses choix technologiques, un développeur indépendant, un studio double A ou un géant du triple A peut transformer une idée abstraite en une expérience tangible et immersive. Loin d’être neutres, les moteurs de jeux structurent la grammaire des mondes vidéoludiques. En s’intéressant à leur hiérarchie, à leur répartition sur les plateformes comme Steam, Itch.io ou même les consoles, et en examinant les jeux emblématiques qui les exploitent, on dresse un panorama vivant de la création contemporaine.

Unity : l’outil caméléon de la création indépendante

Le moteur Unity est aujourd’hui omniprésent dans le paysage vidéoludique. Que l’on regarde du côté des jeux mobiles, des expériences de réalité virtuelle ou des productions indépendantes sur Steam, son empreinte est profonde. Unity a bâti sa réputation sur une philosophie d’accessibilité alliée à une puissance adaptable. Ce moteur, lancé en 2005, a permis à des milliers de créateurs de concrétiser leurs idées avec une relative simplicité, en 2D comme en 3D. L’une de ses grandes forces réside dans la possibilité de développer un projet une seule fois puis de l’exporter vers une multitude de plateformes : Android, iOS, Windows, macOS, Linux, consoles, WebGL et même des casques VR ou AR. Cette souplesse a séduit une large portion du marché, et ses parts sur Steam dépassent les 50% en nombre de jeux publiés, ce qui représente plus de 780.000 projets développés avec Unity à travers toutes les plateformes selon les dernières estimations.

Mais cette domination ne s’explique pas uniquement par la technique. Unity a aussi fédéré une communauté gigantesque, nourrie de milliers de tutoriels, de plugins prêts à l’emploi via l’Asset Store, et de forums où s’échangent conseils et bouts de code. Pourtant, cette hégémonie s’est fissurée à plusieurs reprises. Le scandale de 2023, lié à un changement brutal de modèle économique avec une taxe par installation, a fragilisé sa réputation et suscité une migration progressive vers d’autres solutions plus transparentes. Malgré cela, Unity reste le moteur derrière des titres aussi variés que Hollow Knight, Cuphead, Inside, Subnautica ou encore Among Us. Ce sont là des jeux qui, bien que diamétralement opposés dans leur style ou leur ambition, exploitent chacun à leur manière les ressources de Unity.

Depuis 2024, Unity cherche à redorer son blason par une série d’initiatives communautaires et techniques. La révision du Runtime Fee, désormais plus souple et plafonnée pour les petits studios, a permis de calmer une partie des tensions. De nouvelles fonctionnalités, comme Unity Muse pour l’intégration d’outils basés sur l’intelligence artificielle, visent à fluidifier le prototypage et l’itération. Par ailleurs, Unity a renforcé son offre à destination des entreprises avec Unity Industry, une version plus chère mais dédiée aux usages industriels, renforçant le virage amorcé vers d’autres secteurs comme l’automobile, l’aéronautique ou le médical. Toutefois, ces évolutions restent ambivalentes : elles montrent la volonté d’évolution de l’entreprise, mais aussi son éloignement progressif des créateurs indépendants qui formaient historiquement sa base.

Unreal Engine : l’arsenal des ambitions visuelles

Face à Unity, Unreal Engine se positionne comme l’outil des grandes ambitions visuelles. Développé par Epic Games depuis les années 1990, ce moteur s’est imposé dans l’univers des FPS avec des jeux comme Unreal Tournament et s’est peu à peu transformé en plateforme de création d’univers photoréalistes. Avec l’introduction des versions 4 puis 5, le moteur a proposé des technologies révolutionnaires, telles que Nanite pour la gestion des polygones ou Lumen pour l’éclairage global dynamique. Ces fonctionnalités permettent aux artistes d’atteindre un niveau de détail et de réalisme sans précédent, sans passer par les étapes fastidieuses d’optimisation polygonale. On estime à plus de 2 millions le nombre de projets réalisés à l’aide d’Unreal Engine dans le monde, incluant jeux, expériences interactives et projets non ludiques.

Mais Unreal Engine ne se limite pas aux AAA. Grâce au système Blueprint, qui permet de programmer visuellement sans écrire une seule ligne de code, le moteur a conquis de nombreux créateurs indépendants ou issus du monde du cinéma, de l’architecture ou de l’éducation. Des jeux comme Kena: Bridge of Spirits, Sea of Thieves ou encore The Vanishing of Ethan Carter démontrent cette capacité à allier esthétique léchée et narration immersive. C’est également le moteur derrière des mastodontes comme Final Fantasy VII Remake ou Fortnite. Sa gratuité initiale, jusqu’à un certain seuil de revenus, en fait un concurrent direct de Unity, notamment depuis les polémiques de ce dernier. Unreal Engine devient de plus en plus la norme dans les studios désireux de repousser les limites techniques.

En 2025, Unreal Engine 5.4 a accentué l’intégration du moteur avec l’écosystème Epic Games, rendant encore plus fluide l’accès au Marketplace, à MetaHuman et à la création de cinématiques interactives avec Sequencer. De plus, la compatibilité croissante avec les solutions de cloud gaming et d’édition collaborative en ligne ouvre de nouvelles perspectives pour les studios distribués. Cette orientation fait d’Unreal non seulement un outil de développement, mais aussi une plateforme centralisée de production audiovisuelle.

Godot : l’alternative open source qui séduit les idéologues et les rêveurs

Dans un écosystème saturé de solutions propriétaires, Godot se présente comme un vent de fraîcheur. Ce moteur open source, développé depuis 2014, attire une communauté d’artisans du code et de passionnés de l’éthique libre. Entièrement gratuit, léger, modulable et rapide à charger, Godot permet une prise en main fluide, notamment grâce à son langage GDScript, qui rappelle Python. Son approche en nœuds, qui structure les scènes comme des arbres d’objets interactifs, favorise une logique de développement claire et accessible.

Godot est devenu le refuge d’une partie de la scène indé en quête d’autonomie technologique. Il est utilisé dans des projets très divers, allant de petits jeux narratifs comme Luna and the Moonling à des expériences plus complexes comme Cassette Beasts. Sa version 4.0, sortie en 2023, a consolidé son moteur 3D, autrefois critiqué, et accéléré son adoption. En 2025, la version 4.2 de Godot a marqué une étape importante dans la stabilisation du moteur 3D, notamment grâce à l’amélioration de la gestion des ombres, des shaders et du support du multithreading. Parallèlement, Godot Web Editor, un éditeur complet accessible directement depuis un navigateur, a renforcé la portabilité et la légèreté du moteur. W4 Games continue de structurer un écosystème professionnel autour de Godot, tout en garantissant que le moteur principal reste sous licence MIT et libre de toute clause commerciale.

À ce jour, on estime à environ 40.000 le nombre de projets publiés avec Godot, un chiffre en forte croissance depuis 2023. Des studios comme W4 Games cherchent aujourd’hui à en faire une solution professionnelle, sans trahir ses principes. Ce moteur n’est pas encore en mesure de concurrencer Unity ou Unreal à armes égales, mais sa progression est constante. Il est aussi l’outil préféré des institutions éducatives, qui y voient un moyen d’enseigner la programmation ludique sans dépendance commerciale.

GameMaker : la 2D simplifiée au service de la narration

GameMaker, longtemps commercialisé par YoYo Games, reste une référence incontournable pour les jeux 2D. Grâce à son langage GML (GameMaker Language) et son interface visuelle, il permet de prototyper rapidement des mécaniques simples tout en laissant une grande marge de manœuvre aux plus expérimentés. Des jeux aussi emblématiques que Undertale, Hyper Light Drifter ou Katana ZERO ont été conçus avec GameMaker, prouvant que la simplicité technique n’est pas un frein à l’excellence artistique. Plus de 250.000 projets ont été créés avec GameMaker selon Opera Software, son propriétaire actuel.

Ce moteur est particulièrement prisé par les créateurs en solo, car il ne nécessite pas une équipe ou une infrastructure complexe. Il permet de se concentrer sur les éléments fondamentaux du jeu, gameplay, scénario, ambiance, sans être noyé dans des considérations techniques. Toutefois, il souffre d’un certain enfermement dans la 2D et d’une communauté plus restreinte que celle de Unity.

Ren’Py : le théâtre des émotions narratives

Dans un tout autre registre, Ren’Py s’est imposé comme le moteur de référence pour les visual novels. Basé sur Python, il permet de scénariser des histoires interactives avec un minimum de code. Son interface textuelle et ses balises simples donnent aux auteurs de fictions la possibilité de proposer des récits complexes avec embranchements, illustrations, musiques et effets sonores. Des titres cultes comme Doki Doki Literature Club ou The Royal Trap ont été réalisés avec Ren’Py. La communauté Ren’Py recense plus de 25.000 visual novels publiés à ce jour.

Ce moteur incarne une approche artisanale du jeu vidéo, où l’écriture prend le pas sur la technique. Il est très populaire sur Itch.io, notamment auprès de communautés LGBTQIA+ ou féminines, qui s’en servent pour raconter des histoires personnelles ou expérimentales. Sa simplicité d’usage permet à des auteurs non-programmeurs d’entrer dans le champ du jeu vidéo.

Clickteam Fusion : la simplicité avant tout

Clickteam Fusion, autrefois connu sous le nom de Multimedia Fusion, est un moteur qui s’adresse avant tout aux créateurs en quête d’un environnement de développement visuel intuitif. Son principe repose sur une logique événementielle très simple : au lieu d’écrire du code, l’utilisateur associe des conditions et des actions sous forme de tableaux logiques. Cela permet à des personnes sans aucune formation en programmation de concevoir des jeux complets, souvent en 2D, avec une prise en main rapide.

Ce moteur est à l’origine de certains jeux très populaires, dont le plus célèbre reste Five Nights at Freddy’s. Ce succès commercial a montré qu’un outil jugé « limité » pouvait tout de même permettre la création d’une franchise multimillionnaire. En 2025, Clickteam Fusion revendique plus de 50.000 projets réalisés, essentiellement dans le domaine du jeu indépendant, de l’éducation et du prototypage.

Malgré ses qualités pédagogiques, le moteur souffre d’un certain vieillissement technologique. Il est peu adapté aux projets 3D ou aux plateformes récentes sans bidouillages, et ne dispose pas de toutes les fonctions modernes des moteurs concurrents. Néanmoins, sa communauté reste fidèle, et sa version 2.5 continue d’être utilisée dans de nombreuses game jams ou projets à petite échelle.

Moteurs propriétaires : les temples technologiques des géants

Il existe un pan entier de la production vidéoludique qui échappe aux moteurs commerciaux. De nombreux studios développent leur propre technologie, souvent pour répondre à des besoins spécifiques. Rockstar Games, par exemple, utilise le RAGE Engine pour concevoir ses mondes ouverts ultra-détaillés, comme dans Red Dead Redemption II. Ubisoft a conçu Anvil pour la série Assassin’s Creed, permettant de gérer à la fois la verticalité des villes et les foules denses. CD Projekt RED a longtemps utilisé le REDengine pour The Witcher 3, avant d’adopter Unreal pour The Witcher 4. Le moteur IW Engine d’Infinity Ward propulse les Call of Duty depuis 2005. Ces moteurs représentent des dizaines de millions de copies vendues, pour un nombre de projets bien plus restreint, environ 100 à 200 jeux au total, mais avec une envergure colossale à chaque fois.

Ces moteurs ne sont pas disponibles publiquement mais incarnent un niveau de personnalisation inégalé. Ils permettent une optimisation parfaite, au prix d’un coût de développement élevé. Ils sont le reflet d’une culture d’ingénierie interne, souvent jalousement gardée.

L’arrivée de nouvelles consoles, et notamment des mises à jour matérielles de la PlayStation 5 Pro et de la future génération Xbox, incite certains studios à repenser leur stratégie moteur. Bungie, par exemple, a confirmé sa transition vers un moteur interne repensé pour son prochain jeu Marathon, en réponse aux limites perçues de Unity et Unreal pour certains types de gameplay réactif en ligne. À l’inverse, d’autres studios comme CD Projekt RED préfèrent externaliser ce fardeau technologique, et rejoignent l’écosystème Unreal pour se recentrer sur la narration et le design.

Autres moteurs notables : Construct, Twine, Bitsy, RPG Maker, Cocos2d…

En marge des géants, une constellation de petits moteurs occupe des niches précises. Construct permet de créer des jeux 2D sans coder, et revendique plus de 400.000 projets créés. Twine favorise les récits interactifs non linéaires et compte environ 80.000 histoires interactives. Bitsy, minuscule moteur ASCII-like, a vu naître des milliers de micro-jeux poétiques. RPG Maker, quant à lui, reste populaire pour créer des JRPG à l’ancienne, et a servi à développer plus de 100.000 projets. Cocos2d, particulièrement prisé en Chine, est intégré dans des milliers d’applications mobiles, avec plus de 25.000 jeux recensés. Des moteurs émergents comme Bevy, en Rust, attirent aussi l’attention d’une frange plus technique de développeurs à la recherche de performance native, de parallélisme efficace et de modularité. Bien que ces moteurs soient encore jeunes, leur développement rapide pourrait leur permettre de s’imposer dans les années à venir, en particulier dans les milieux académiques ou parmi les studios open source.

Chacun de ces moteurs incarne une manière différente de concevoir le médium. Ils ne dominent pas les charts, mais façonnent une culture vidéoludique souterraine, précieuse, souvent expérimentale, et d’une grande diversité formelle.

Un paysage fluide, guidé par les intentions

Classer les moteurs de jeu revient, en réalité, à classer les intentions créatives. Derrière chaque moteur se cache une philosophie, un modèle économique, une vision du rapport entre l’humain et la machine. Unity, longtemps synonyme de démocratisation, se cherche une nouvelle légitimité. Unreal Engine, toujours plus impressionnant, incarne une forme de centralisation technique. Godot, quant à lui, tente de montrer qu’un autre modèle est possible. Et dans les interstices, d’innombrables moteurs spécialisés permettent à chacun d’explorer son propre langage vidéoludique.

Ce classement n’est pas figé. Il évoluera avec les crises économiques, les politiques de licence, les ruptures technologiques. Mais une chose demeure : c’est toujours la vision du créateur, et sa capacité à tirer parti des outils, qui définit la réussite d’un jeu. Le moteur n’est qu’un véhicule, encore faut-il savoir où l’on veut aller.

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