[Dossier] L’évolution génétique dans les jeux vidéo

Temps de lecture estimé : 12 minutes

Écrit par : Sébastien Falter

[Dossier] L’évolution génétique dans les jeux vidéo

Quand le jeu devient vivant

La majorité des jeux vidéo suivent un principe simple : ils sont maîtrisables. Chaque ennemi agit selon une routine, chaque arme inflige un certain nombre de points de dégâts, chaque événement est soigneusement scénarisé. L’objectif est de garantir une expérience claire, stable, cohérente. Pourtant, depuis les années 90, quelques créateurs ont osé briser cette logique. Ils ont injecté dans leurs jeux des comportements imprévisibles, adaptatifs, et surtout héréditaires, directement inspirés des mécanismes de l’évolution biologique.

L’idée n’est pas de raconter une évolution fictive. Il ne s’agit pas de jeux qui simulent des dinosaures ou des singes. Il s’agit de jeux dans lesquels les entités présentes évoluent réellement au fil du temps, selon des principes proches de ceux que l’on retrouve dans la biologie : sélection naturelle, mutations, transmission génétique. Certains jeux s’en inspirent vaguement, d’autres vont jusqu’à intégrer des systèmes de gènes numériques qui se propagent, se croisent et se déforment. C’est ici que le virtuel se met à respirer.

Comprendre la génétique numérique

Avant d’explorer les jeux eux-mêmes, il faut poser quelques bases. Que signifie « génétique » dans un jeu vidéo ? On pourrait croire à une exagération ou à une métaphore, mais en réalité, ce terme décrit des structures codées très concrètes.

Dans le monde vivant, un gène est une portion d’ADN qui contient des informations utiles à la fabrication d’un organisme. Chez les humains comme chez les bactéries, ces gènes peuvent muter, se transmettre, s’exprimer différemment selon l’environnement.

Dans un jeu vidéo, on peut reproduire ce comportement avec des variables numériques. Imaginons une créature virtuelle avec une fiche d’identité cachée : vitesse, agressivité, faim, taille, couleur, curiosité… Chacune de ces propriétés est un nombre stocké en mémoire, que l’on peut modifier au fil des générations. Lorsqu’une créature se « reproduit », elle peut transmettre ses valeurs à ses descendants. On peut aussi introduire de la mutation aléatoire : +1 ici, -0.5 là, ou même une transformation complète d’un comportement.

C’est ainsi que l’on obtient un système de gènes numériques. Et une fois que le joueur interagit avec ce système (par exemple en tuant les créatures lentes et en laissant vivre les rapides), une sélection artificielle commence à opérer.

Creatures, Darwin et les tamagotchis intelligents

L’un des premiers jeux à avoir incorporé des mécanismes génétiques sérieux est Creatures, sorti en 1996. Ce n’est pas un simple jeu d’élevage, même si l’on peut y voir des similitudes avec les tamagotchis de l’époque. Dans Creatures, vous élevez des Norns, de petites créatures qui interagissent avec leur environnement, apprennent des mots, explorent, mangent, dorment… et surtout, se reproduisent.

Mais là où le jeu devient fascinant, c’est que chaque Norn possède un génome numérique complet. Il est composé de centaines de « gènes » qui contrôlent ses comportements, son métabolisme, sa capacité à apprendre, sa résistance aux toxines. Lorsqu’un Norn se reproduit, son ADN est transmis avec un mélange génétique des deux parents, et des mutations peuvent apparaître.

Creatures
Creatures

Il ne s’agit pas d’un artifice cosmétique. Les Norns finissent réellement par changer de génération en génération. Certains deviennent plus intelligents, d’autres développent des phobies, certains sont stériles, d’autres ont une durée de vie réduite. Et tout cela sans script : le jeu ne prévoit pas ces comportements, il les voit émerger.

Les développeurs de Creatures avaient conçu un moteur de biologie artificielle nommé Creatures Life Kit, basé sur des principes de chimie simulée, de neurobiologie et de génétique. Cela allait bien au-delà de tout ce que le jeu vidéo grand public avait osé à l’époque.

Les expériences ludiques des développeurs indépendants

Dans les années 2000 et 2010, les développeurs indépendants ont commencé à s’emparer du concept pour le pousser dans des directions expérimentales. Le plus connu reste probablement Species: Artificial Life, Real Evolution. Ce n’est pas un jeu dans le sens classique : il s’agit plutôt d’un bac à sable évolutionnaire. On y observe une population d’organismes qui évolue, mutent, se reproduit, s’adapte à des biomes spécifiques… et disparaît parfois.

Le joueur n’a pas de rôle direct, si ce n’est d’agir comme une force sélective : il peut modifier la température, la gravité, la répartition des ressources. En quelques heures, on voit apparaître des espèces entièrement nouvelles, parfois grotesques, parfois parfaitement adaptées. Leur génome contrôle chaque partie du corps : longueur des pattes, forme du cou, taille de la bouche, type de vision.

Species: Artificial Life, Real Evolution
Species: Artificial Life, Real Evolution

Chaque individu est évalué en permanence par un algorithme qui mesure sa fitness : sa capacité à survivre et se reproduire. Les individus les plus faibles disparaissent, les plus forts se multiplient. En observant plusieurs heures une même simulation, on peut assister à des spéciations, des extinctions de masse, des dérives génétiques. Comme dans la vraie vie.

Ce type de jeu illustre à quel point les outils de programmation permettent aujourd’hui de créer des écosystèmes autosuffisants, où chaque règle de base donne naissance à une infinité de résultats. Le développeur ne contrôle pas ce qui va apparaître, il crée simplement les conditions d’un chaos fertile.

Les roguelikes et l’évolution comportementale indirecte

Tous les jeux qui parlent d’évolution ne passent pas par un système de gènes codés. Certains intègrent la logique adaptative par dérivation. C’est le cas de nombreux roguelikes, où les ennemis, les objets ou les donjons sont générés procéduralement, mais peuvent aussi apprendre indirectement du comportement du joueur.

Un exemple intéressant est celui de Galactic Arms Race, un shoot spatial dans lequel les armes utilisées par les ennemis sont créées dynamiquement à partir des préférences du joueur. Si vous utilisez beaucoup une arme avec des tirs larges et lents, le jeu va intégrer cette préférence dans la « population » des armes générées, qui sera alors testée, reproduite, mutée et conservée selon son efficacité.

Galactic Arms Race
Galactic Arms Race

Le moteur utilisé repose sur une forme de réseau évolutif neuronal. Cela signifie que chaque arme est définie par une série de paramètres qui peuvent se croiser, muter, être rejetés ou amplifiés. Le tout est testé en fonction de critères comme les dégâts infligés, le taux de réussite, la popularité.

On assiste alors à une évolution comportementale en réponse au joueur. Le jeu ne cherche pas à proposer un challenge fixe, mais un écosystème d’opposition mouvant. Chaque session devient unique, non pas par script, mais par émergence.

L’évolution comme contre-offensive

Si les mutations peuvent enrichir les mondes ou les armes, elles peuvent aussi faire évoluer les ennemis eux-mêmes. Dans des projets expérimentaux comme NEAT Fighting Bots ou certains mods de Quake III Arena, des intelligences artificielles sont entraînées à combattre en duel et à s’améliorer génération après génération.

Chaque IA possède un code génétique qui détermine ses réflexes, sa précision, sa capacité à esquiver ou à exploiter une faiblesse. Lorsqu’une génération échoue, elle est éliminée. Les survivants se croisent et produisent une descendance, légèrement modifiée, parfois supérieure. Le système NEAT (NeuroEvolution of Augmenting Topologies) permet même de faire évoluer l’architecture des neurones eux-mêmes, pas seulement leurs valeurs.

Cela permet à une IA de démarrer totalement idiote, et de devenir progressivement redoutable. Dans certains cas, les créateurs ont observé des comportements émergents inattendus : un bot qui campe, un autre qui attire l’ennemi dans des zones fermées. Le code ne prévoit pas ces comportements, ils apparaissent parce qu’ils sont efficaces.

Ce type de système rend possible une opposition vivante, qui apprend réellement de ses erreurs. Et c’est un changement fondamental pour les jeux de combat ou de stratégie.

Vers des mondes réellement évolutifs

L’introduction de systèmes d’évolution génétique dans les jeux vidéo n’est pas qu’une fantaisie de développeur curieux. Elle pose en réalité des bases techniques et créatives qui pourraient profondément transformer le rapport entre le joueur et le jeu. Pourtant, une telle ambition rencontre des défis concrets, notamment lorsqu’il s’agit de franchir la barrière des jeux expérimentaux pour intégrer ces systèmes dans des productions AAA.

Un défi d’ingénierie à grande échelle

Les jeux AAA sont des machines complexes : ils doivent fonctionner sur une multitude de configurations, répondre à des contraintes de performance, et surtout garantir une cohérence de gameplay sur des centaines d’heures. Implémenter un système génétique évolutif dans ce contexte revient à introduire un élément de chaos potentiellement incontrôlable.

Pour éviter cela, les développeurs doivent concevoir des algorithmes prédictibles mais dynamiques, avec des garde-fous précis. Par exemple, dans une version évolutive d’un RPG, un boss qui mute à chaque combat pourrait devenir rapidement invincible ou, au contraire, inoffensif. Il faut donc créer des limites génétiques (bornes de mutation, intervalles de sélection, seuils d’adaptation) qui garantissent une évolution intéressante mais maîtrisée.

Autre contrainte : la charge de calcul. Un système génétique exige des évaluations constantes, des croisements, des stockages de lignées, des simulations en tâche de fond. Dans un environnement AAA déjà saturé par les graphismes en 4K, le ray tracing et les scripts narratifs complexes, chaque cycle évolutif consomme de précieuses ressources. L’optimisation devient un casse-tête, souvent résolu par la simplification excessive des modèles.

De la recherche scientifique au design ludique

Certains studios collaborent déjà avec des chercheurs pour surmonter ces obstacles. À l’université de Falmouth, une équipe travaille depuis plusieurs années sur un prototype de moteur évolutif baptisé EvoSim, destiné à être intégré dans des jeux de stratégie en temps réel. Le moteur permet de simuler des espèces mutantes ayant chacune des stratégies de colonisation, d’attaque ou de survie.

Le Dr. Lucy Hargreaves, responsable du projet, explique : « L’enjeu n’est pas seulement technique. Il est aussi esthétique et narratif. Une espèce qui évolue en fonction du joueur peut renforcer l’immersion. Mais si elle devient trop imprévisible, elle casse la lisibilité du jeu. »

Cette idée de lisibilité évolutive revient souvent dans les entretiens avec les chercheurs : comment faire comprendre au joueur que ce qu’il observe est le fruit d’une adaptation ? Comment visualiser le génome ? Faut-il représenter l’évolution par un arbre généalogique ? Par une carte thermique ? Par des journaux de mutation ?

Le design d’interface devient donc un maillon crucial pour que l’évolution ne soit pas qu’un phénomène de code, mais une expérience perceptible et intelligible.

Le rêve d’un monde auto-organisé

D’un point de vue purement conceptuel, le jeu évolutif tend vers un horizon fascinant : celui d’un monde vidéoludique qui se construit sans intervention constante du développeur. Un monde où les espèces, les factions, les écosystèmes, les civilisations émergent, prospèrent, déclinent et mutent sans script préétabli.

Des projets comme Ultimum, un prototype d’univers en évolution perpétuelle développé par un ancien ingénieur de Hello Games, tentent de donner corps à cette idée. Là, le joueur n’incarne pas un héros central, mais un simple élément d’un écosystème. Il peut observer des créatures évoluer, des sociétés se former, et même provoquer des catastrophes génétiques ou des dérives écologiques par ses choix. Chaque partie devient un organisme autonome, une forme de narration organique.

Cela pose aussi des défis éthiques : si le joueur influence la génétique d’un monde, peut-on lui reprocher une extinction ? Doit-il être tenu responsable des conséquences adaptatives de ses choix ? Ces questions trouvent des échos dans le débat actuel sur l’IA, la sélection artificielle et l’impact des systèmes auto-apprenants.

Vers une hybridation entre moteur de jeu et moteur d’évolution

Demain, les moteurs de jeu comme Unreal ou Unity pourraient intégrer des modules d’évolution génétique en natif. Cela permettrait aux studios d’expérimenter plus facilement, d’ajouter des couches évolutives aux créatures, aux objets, voire aux quêtes elles-mêmes.

Un objet légendaire pourrait ainsi avoir une lignée : chaque fois qu’il est récupéré par un joueur différent, il modifie ses attributs selon leur style de jeu. Une quête pourrait évoluer selon les décisions des joueurs précédents dans un monde partagé. Le jeu deviendrait mémoire, non pas en stockant des sauvegardes, mais en transmettant des traits comme des gènes.

La route est longue, mais les premières fondations sont là. Et chaque génération de développeurs, à son tour, semble vouloir muter le médium vidéoludique lui-même.

L’intégration de la génétique et de l’évolution dans les jeux vidéo n’est pas un gadget. C’est une porte ouverte vers une nouvelle forme d’interactivité : celle où le jeu n’est plus un théâtre figé, mais un organisme réactif. On passe d’un monde écrit à un monde qui s’écrit lui-même.

Demain, des jeux pourraient proposer des écosystèmes entiers qui se modifient sans fin, des espèces qui naissent, meurent, s’adaptent à vos actions, voire à votre manière de penser. On imagine déjà des simulations planétaires où chaque joueur serait un facteur d’évolution différent, où les règles changeraient non pas parce que le développeur les a décidées, mais parce que les entités du jeu les ont générées.

C’est peut-être là l’avenir du jeu vidéo : un média vivant, littéralement. Pas seulement dans ce qu’il raconte, mais dans ce qu’il devient.

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