[Dossier] Ne pas aimer un jeu culte : quand l’opinion minoritaire devient un fardeau

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Écrit par : Sébastien Falter et Elise

[Dossier] Ne pas aimer un jeu culte : quand l’opinion minoritaire devient un fardeau
[Dossier] Ne pas aimer un jeu culte : quand l’opinion minoritaire devient un fardeau

Avant toutes choses

Dans le monde du jeu vidéo, il y a des évidences que personne ne semble vouloir remettre en cause. Certains jeux sont érigés en monuments intouchables, acclamés par la critique, adulés par des millions de joueurs, cités comme des références absolues. Dans ces moments-là, exprimer un avis contraire devient un exercice périlleux. Dire qu’on n’a pas aimé, ou pire qu’on a détesté, un jeu célébré partout, c’est s’exposer au doute, à la moquerie, parfois même au harcèlement.

Dans ce dossier, les témoignages que vous allez lire sont réels, mais aucun nom ni pseudo ne sera cité, afin de protéger les personnes concernées. L’objectif n’est pas de rallumer des tensions, mais de montrer ce que cela signifie, concrètement, de ne pas partager l’enthousiasme collectif.

Quand aimer devient une obligation sociale

On a tous connu ce moment : la sortie d’un jeu qui fait l’unanimité. Les tests affichent des notes parfaites, les vidéos d’éloges s’enchaînent, les communautés s’organisent pour partager leurs exploits. Le climat est tel qu’on se sent presque obligé de l’aimer.

Prenons The Last of Us Part II. Dès sa sortie, la presse spécialisée le présentait comme un chef-d’œuvre narratif. Mais dans l’ombre de cet enthousiasme, beaucoup de joueurs ressentaient une lassitude. Certains parlaient d’un rythme trop lent, d’autres de mécaniques répétitives. Un joueur expliquait avoir abandonné à mi-chemin : « J’étais fatigué, je n’arrivais plus à avancer ». Une remarque banale, mais qui déclencha des réponses virulentes : « Tu n’as pas compris », « Tu n’es pas assez mature ».

On retrouve la même dynamique avec Red Dead Redemption II. Pour certains, c’est le jeu le plus ambitieux jamais créé. Pour d’autres, c’est un western interminable où la lenteur coupe toute envie de progresser. Pourtant, dire qu’on s’y ennuie, c’est se placer immédiatement en marge d’une conversation dominée par l’admiration.

La peur de parler

Beaucoup de joueurs choisissent de se taire. Dans un groupe d’amis, au sein d’une communauté en ligne, dire qu’on n’aime pas un jeu culte revient souvent à lancer une discussion stérile. On se retrouve face à un mur d’arguments, parfois sincères, mais rarement ouverts à l’idée qu’on puisse simplement ressentir autre chose.

Un exemple fréquent concerne Breath of the Wild. Dans de nombreux témoignages, on retrouve le même constat : « Tout le monde en parlait comme du meilleur jeu jamais fait. Moi, je m’ennuyais. Mais je ne disais rien, parce que je savais qu’on allait me tomber dessus. ». Ce silence est révélateur. Il alimente l’illusion que l’adhésion est totale, alors qu’en réalité, une partie des joueurs décrochent sans oser le dire.

Quand la critique devient insulte

Le problème s’aggrave avec les réseaux sociaux. Dire qu’on n’aime pas Elden Ring ou Hollow Knight peut attirer une pluie de réponses agressives. On n’est plus seulement en désaccord, on devient une cible. Certains racontent avoir été traités d’« idiots », de « faux joueurs », voire pire.

Un témoignage marquant concernait Hollow Knight. Un joueur racontait avoir expliqué calmement que le jeu lui paraissait trop répétitif et trop exigeant. La réponse ? Des dizaines de messages lui expliquant qu’il « ne comprenait rien au game design », qu’il « n’avait pas le niveau », qu’il « ne faisait pas partie des vrais joueurs ». Ce genre de réaction transforme une simple opinion en motif de mise à l’écart.

De Skyrim à Cyberpunk 2077

Certains jeux concentrent particulièrement ces tensions.

Prenons Skyrim. Beaucoup le considèrent comme l’un des meilleurs RPG de l’histoire. Mais il existe aussi des joueurs qui ne supportent pas son système de combat, qu’ils trouvent rigide et daté. Dire cela dans un forum dédié à la saga, c’est se heurter immédiatement à des centaines de défenseurs prêts à expliquer qu’on a « joué de la mauvaise façon ».

Autre cas : GTA V. Avec ses ventes colossales et sa longévité, il est devenu un symbole de la réussite du jeu vidéo moderne. Pourtant, certains avouent n’avoir jamais accroché, trouvant l’univers trop cynique, l’écriture trop caricaturale. Un joueur expliquait : « Tout le monde autour de moi y jouait, mais je trouvais ça glauque et déprimant. Quand je le disais, on se moquait de moi comme si j’étais coincé. »

Enfin, Cyberpunk 2077. Le jeu a connu un lancement chaotique, mais il reste adulé par une grande partie des joueurs. Pourtant, d’autres continuent de pointer ses défauts : bugs persistants, narration inégale, monde ouvert moins vivant qu’annoncé. Là encore, la critique peut déclencher des débats houleux, comme si attaquer le jeu revenait à nier les efforts d’une communauté qui s’y est attachée.

Fortnite et la fracture générationnelle

Un autre exemple frappant est Fortnite. Pour des millions de joueurs, surtout chez les plus jeunes, c’est une référence incontournable. Mais pour d’autres, c’est un symbole d’une industrie trop axée sur les microtransactions et la compétition. Un adulte expliquait : « Je n’arrive pas à comprendre l’attrait de Fortnite. Pour moi, c’est un magasin déguisé en jeu. Quand je le dis, mes neveux me regardent comme si j’étais un extraterrestre. »

Ce décalage générationnel renforce encore le fossé entre ceux qui aiment et ceux qui rejettent. Ici, la critique n’est même plus seulement une question de goût, mais une barrière culturelle.

Harcèlement et débordements

Au-delà de la moquerie, certains joueurs rapportent des expériences bien plus graves : du harcèlement. Le cas le plus marquant reste The Last of Us Part II. Ceux qui critiquaient le scénario recevaient parfois des menaces, des insultes, voire du spam sur leurs comptes personnels.

Un streamer nous raconte : « J’ai dit en direct que je n’aimais pas TLOU2. Le lendemain, ma boîte de réception était pleine de messages haineux. Certains m’insultaient, d’autres se moquaient de moi en permanence. ». Ces comportements montrent à quel point la passion peut déraper, au point de transformer un jeu en bannière identitaire.

Un autre cas marquant plus récent mérite aussi d’être cité. Plus récemment, on peut prendre l’exemple de Clair Obscur : Expedition 33. Le jeu a été acclamé, certains vont même jusqu’à dire qu’il sera “GOTY 2025”. L’enthousiasme est tel que, quand on n’accroche pas, on se retrouve face à une véritable horde, ne mâchons pas nos mots, de fanatiques refusant d’entendre que ce titre, malgré ses qualités, a aussi ses défauts. Le système de jeu ne conviendra pas à tout le monde, et ce n’est pas parce qu’on n’a pas aimé qu’il faut forcément conclure qu’on “n’y connaît rien en RPG”.

Une joueuse nous témoigne, sans que nous donnions son nom ou son pseudo pour éviter tout nouvel acharnement : « Je joue principalement aux RPG. Quand Clair Obscur est sorti, le jeu a été tellement acclamé que je me suis empressée de le télécharger via le Game Pass. Et bien heureusement qu’il était dans le Game Pass, parce que je n’ai pas accroché du tout. C’est long, je n’ai pas réussi à m’attacher aux personnages, et le système de combat m’a fait lever les yeux au ciel plus d’une fois. Mais si on avait le malheur de dire que ce “chef-d’œuvre” n’en est pas un pour soi, on se prenait une vague d’insultes, de harcèlement, avec des commentaires disant que de toute façon on n’y connaît rien en RPG. C’est assez comique quand on sait que les personnes disant cela n’étaient même pas nées quand on jouait déjà à des RPG… Et c’était encore pire quand ces mêmes personnes réalisaient que tu es une femme. Forcément, tu n’y connais rien en jeu vidéo, ton avis ne compte pas, et autres joyeusetés. »

Ce témoignage illustre parfaitement la mécanique sociale derrière ce phénomène : plus un jeu est encensé par les critiques et le public, plus il devient difficile de dire qu’on n’a pas aimé sans se retrouver sous le feu des attaques. Et dans ce cas précis, il rappelle aussi une autre réalité du milieu : les joueuses, bien que représentant la moitié des joueurs, sont encore trop souvent disqualifiées d’office quand elles expriment un avis qui sort du consensus.

Pourquoi cela dérange-t-il autant ?

On peut se demander pourquoi ne pas aimer un jeu déclenche des réactions aussi fortes. La réponse tient en partie à l’attachement émotionnel. Quand un joueur adore un jeu, il projette dedans des souvenirs, des émotions, parfois une part de sa propre identité.

Dire que ce jeu ne vaut rien, c’est, pour lui, nier cette expérience intime. Un joueur expliquait à propos de Final Fantasy VII Remake : « Ce jeu m’a accompagné pendant une période difficile. Quand quelqu’un dit qu’il est mauvais, j’ai l’impression qu’il méprise mon histoire. ». Cet attachement explique pourquoi certaines critiques sont vécues comme des attaques personnelles.

L’importance d’assumer ses goûts

Malgré tout, certains choisissent d’assumer leur différence. Dire qu’on n’aime pas Red Dead Redemption II, Breath of the Wild ou Dark Souls devient presque un acte de résistance. C’est une manière de rappeler que le jeu vidéo n’est pas une vérité universelle.

Un blogueur nous explique : « Je n’ai pas aimé Skyrim. J’ai essayé plusieurs fois, et chaque fois, je me suis ennuyé. Et maintenant, je l’assume. On n’est pas obligés d’aimer ce que tout le monde adore. ». Ces prises de position sont minoritaires, mais elles rappellent que la diversité des goûts fait partie intégrante de la richesse de ce média.

Apprendre à écouter la dissonance

Ne pas aimer un jeu culte n’est pas une faute, c’est une expérience personnelle. Mais tant que les communautés continueront de confondre critique et attaque, les voix discordantes resteront marginalisées.

Le jeu vidéo gagnerait à accepter cette diversité. Aimer ou détester un titre, c’est toujours, quelque part, parler de soi, de sa sensibilité, de ses attentes. Plus les joueurs apprendront à écouter ces voix minoritaires sans les ridiculiser, plus la culture du jeu vidéo deviendra ouverte et mature.

Et peut-être qu’un jour, dire « je n’ai pas aimé ce jeu » ne sera plus une provocation, mais simplement une opinion respectée.

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