[Dossier] Pourquoi les portes sont un cauchemar pour les développeurs de jeux vidéo

Temps de lecture estimé: 8 minutes

Ecrit par : Sébastien Falter

[Dossier] Pourquoi les portes sont un cauchemar pour les développeurs de jeux vidéo

Un élément anodin, un casse-tête monumental

À première vue, la porte semble être un objet trivial dans un jeu vidéo. Elle s’ouvre, se ferme, peut-être se verrouille. Pourtant, dans le monde du développement de jeux, les portes sont célèbres pour être particulièrement complexes à coder et à gérer. Ce paradoxe entre leur banalité apparente et leur complexité technique est devenu presque une blague récurrente parmi les développeurs : « Tu veux souffrir ? Programme une porte. » Cette complexité vient du fait que les portes doivent interagir avec pratiquement tous les systèmes fondamentaux d’un jeu : l’intelligence artificielle, les scripts, les collisions, l’animation, la physique, le son, les états du jeu et même parfois la narration.

Les bases de la modélisation : plus qu’un simple cube

Tout commence par le modèle 3D. Une porte, dans son essence la plus basique, est une plaque rectangulaire. Mais dès qu’on souhaite qu’elle s’ouvre, se ferme ou interagisse d’une manière ou d’une autre avec l’environnement, le modèle doit être pensé différemment. Il faut définir un axe de rotation, un pivot précis pour qu’elle puisse s’animer sans passer à travers les murs. Cette charnière virtuelle doit être parfaitement alignée, sinon les mouvements paraîtront bancals.

Prenons l’exemple d’un jeu comme Skyrim, où chaque porte est un objet séparé. Elle n’est pas animée dans l’environnement : passer une porte déclenche un chargement. C’est une façon d’esquiver toute la logique complexe liée aux portes en mouvement. Mais dans des jeux comme Half-Life 2, Prey (2017) ou Dishonored, les portes font partie de l’environnement dynamique et doivent réagir en temps réel. On entre alors dans une toute autre dimension de complexité.

La logique des états

Une porte peut être ouverte, fermée, en train de s’ouvrir, verrouillée, piégée, ou même détruite. Tous ces états doivent être gérés proprement dans le code. Ces états peuvent interagir entre eux ou avec d’autres entités du jeu. Par exemple, une IA qui poursuit le joueur doit savoir si une porte est ouverte ou fermée pour déterminer son comportement : la contourner, l’ouvrir, ou l’enfoncer.

Dans Resident Evil 2 Remake, les portes peuvent être ouvertes par le joueur, mais les zombies peuvent aussi les forcer. Cela oblige à concevoir un système d’état synchrone qui réagit aux actions de plusieurs entités en même temps. Il faut aussi anticiper ce qui se passe si deux entités tentent d’interagir avec la porte au même moment, ce qui peut provoquer des bugs critiques comme une porte qui reste bloquée dans un état intermédiaire.

Entre solidité et fluidité

Une porte, c’est un obstacle. Elle doit empêcher le joueur ou les PNJ de passer quand elle est fermée, et libérer le passage quand elle est ouverte. Cela signifie que les développeurs doivent activer et désactiver dynamiquement des volumes de collision dans le jeu.

Mais la gestion des collisions doit être fluide. Dans Doom Eternal, les portes sont souvent automatiques, s’ouvrant à l’approche du joueur. Pour que cela fonctionne, le moteur doit constamment tester la proximité de la porte par rapport à des entités mobiles, tout en évitant qu’une porte s’ouvre si un ennemi se trouve de l’autre côté. Si une IA est coincée dans l’axe d’une porte qui s’ouvre, elle peut être projetée violemment ou, pire encore, rester bloquée indéfiniment, provoquant une cascade d’erreurs.

Interaction avec l’intelligence artificielle

C’est sans doute l’un des aspects les plus pénibles de la gestion des portes. Dans de nombreux jeux, les PNJ ne savent pas gérer les portes. Ils restent bloqués devant, tournent en rond, ou ne comprennent pas qu’ils doivent interagir avec la poignée. Pourquoi ? Parce qu’intégrer une porte dans le système de navigation (le “navmesh”) d’un jeu est très difficile.

Le navmesh est une carte invisible qui indique aux IA où elles peuvent aller. Une porte fermée est un mur. Une porte ouverte est un passage. Il faut donc que le navmesh s’adapte dynamiquement à l’état de la porte. Cela implique de recalculer une partie du navmesh en temps réel. Dans The Last of Us Part II, Naughty Dog a dû concevoir un système très élaboré permettant à Ellie et ses alliés ou ennemis d’interagir naturellement avec les portes, même pendant les phases de combat ou de fuite. Cela inclut des comportements comme ouvrir une porte tout en tirant, la fermer pour se protéger, ou la pousser violemment.

Entre esthétique et programmation

L’animation d’une porte semble simple : un mouvement de rotation ou de glissement. Mais il faut gérer les interruptions, les collisions pendant l’animation, les rebonds, les grincements, ou encore les effets de ralentissement à la fin du mouvement. Pire encore, dans un jeu multijoueur, chaque joueur doit voir la même animation, au même moment, pour éviter les désynchronisations.

Dans Rainbow Six Siege, les barricades et portes peuvent être cassées, renforcées, ouvertes, ou utilisées pour poser des pièges. Chaque action possède son animation, ses effets sonores et son état spécifique. Le système doit constamment synchroniser toutes ces informations entre les joueurs pour éviter qu’un joueur voie une porte ouverte tandis qu’un autre la voit fermée.

Des portes qui parlent

Les portes produisent des sons : grincement, claquement, verrouillage, ouverture rapide, etc. Ces sons participent à l’immersion et doivent être cohérents avec le matériau, la vitesse du mouvement et l’état de la porte. Dans un jeu d’horreur comme Amnesia: The Dark Descent, le simple fait d’entendre une porte s’ouvrir lentement au loin suffit à provoquer une montée d’angoisse. Le moteur audio doit donc être capable de jouer des sons dynamiques, réactifs au gameplay, sans rupture d’ambiance.

Parfois, les portes sont même scriptées pour déclencher des événements : apparition d’un ennemi, changement de musique, ou sauvegarde automatique. Ce n’est plus un objet, mais un élément narratif.

Une fausse solution simple

On pourrait croire que les portes automatiques sont plus simples à gérer, puisqu’elles s’ouvrent toutes seules. En réalité, elles posent encore plus de problèmes. Il faut gérer des capteurs, des délais d’ouverture, des conditions de fermeture (le joueur doit-il être totalement sorti ?), et éviter des comportements absurdes comme des portes qui s’ouvrent en boucle ou qui se referment en piégeant des entités.

Dans Dead Space, les portes automatiques sont parfois lentes, forçant le joueur à patienter. Cette latence est volontaire, mais elle doit être perçue comme naturelle, pas comme un bug. Si la porte tarde trop, le joueur râle. Si elle s’ouvre trop vite, la tension dramatique est gâchée.

Scripts et logique conditionnelle

Chaque porte doit répondre à un ensemble de conditions : a-t-on la clé ? Le générateur est-il activé ? A-t-on terminé la quête ? Cela signifie que les portes doivent être intégrées dans les scripts narratifs du jeu. Une mauvaise condition peut bloquer toute une progression, ou au contraire permettre une triche.

Dans Dark Souls, certaines portes ne s’ouvrent que depuis un côté, ou après avoir activé un mécanisme. Les développeurs doivent donc établir des règles très précises pour chaque porte, souvent codées à la main, ce qui alourdit considérablement la charge de travail.

La triche, les bugs, et les speedrunners

Les portes sont aussi des cibles privilégiées pour les speedrunners et les joueurs cherchant à briser les limites du jeu. Une mauvaise collision, une animation mal synchronisée, et voilà un joueur capable de passer à travers un mur ou de traverser une zone verrouillée. C’est pourquoi les développeurs passent énormément de temps à tester les portes sous toutes leurs coutures.

Dans The Legend of Zelda: Ocarina of Time, les speedrunners utilisent un bug lié à l’ouverture de portes pour accéder à des zones normalement inaccessibles. Ce type d’exploitation pousse les développeurs modernes à renforcer les systèmes de vérification, ce qui ajoute encore une couche de complexité.

La porte, symbole de la complexité

La porte est l’illustration parfaite de la difficulté du développement de jeux vidéo. C’est un objet qui semble insignifiant mais qui, en réalité, mobilise presque tous les systèmes d’un moteur de jeu. Elle doit être crédible, fonctionnelle, réactive, cohérente avec le monde, et surtout, fiable. C’est souvent par elle que passent les bugs les plus retors.

Les développeurs en parlent souvent avec un mélange d’admiration et de frustration. Désormais, chaque fois qu’une porte s’ouvrira sans le moindre accroc, il faudra se souvenir qu’il s’agit là de l’un des plus grands miracles de l’ingénierie vidéoludique.

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