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Écrit par : Sébastien Falter
Le grand crash d’Atari : la fin d’un âge d’or
Nous sommes dimanche, et comme chaque dimanche à 16h, nous vous proposons un dossier sur le thème du jeu vidéo. Cette semaine, nous revenons sur la catastrophe industrielle d’Atari. Nous parlerons bien entendu du mythique E.T., mais aussi de l’homme derrière ce titre : Howard Scott Warshaw, souvent, et injustement, tenu pour responsable de la chute d’Atari.
Au début des années 1980, les salons américains vibraient au son des bips électroniques. Dans de nombreux foyers, les enfants réclamaient une Atari 2600 comme s’il s’agissait d’un trésor sacré. Le jeu vidéo venait d’entrer dans la culture populaire à une vitesse ahurissante. Atari, fondée en 1972 par Nolan Bushnell et Ted Dabney, dominait alors une industrie naissante, mais déjà très lucrative. L’entreprise avait révolutionné le loisir électronique avec Pong, et conquis les foyers avec des titres comme Space Invaders, Asteroids ou Missile Command. Tout semblait sourire à cette société à l’image cool, souvent associée à la jeunesse rebelle, aux bureaux détendus et aux talents audacieux.
Mais derrière l’image clinquante, les fondations étaient fragiles. En 1983, cette même entreprise, à peine une décennie après sa création, sombrait brutalement. En quelques mois, l’industrie vidéoludique américaine s’effondra sur elle-même, entraînant dans sa chute des centaines de petits éditeurs et des géants comme Mattel ou Coleco. Cette crise allait durer plusieurs années, jusqu’à l’arrivée d’un acteur japonais qui allait redéfinir les règles du jeu : Nintendo. Mais bien avant cela, une question brûlait toutes les lèvres : que s’est-il vraiment passé chez Atari ? Et quel rôle ce fameux jeu E.T. a-t-il joué dans la catastrophe ?
Une croissance trop rapide
L’histoire commence bien avant le fameux jeu d’Howard Scott Warshaw. Dès la fin des années 70, Atari est devenue la propriété de Warner Communications. Ce changement marque une cassure dans l’esprit de la société. Alors que Bushnell privilégiait l’expérimentation et la créativité, Warner voit surtout les chiffres. Les dirigeants multiplient les décisions à visée commerciale, parfois au détriment de la qualité. Le succès de la 2600 incite à produire toujours plus, toujours plus vite, dans une industrie encore jeune, sans véritable régulation. À cette époque, un développeur pouvait programmer un jeu seul, parfois en quelques semaines seulement. Ce n’était pas encore une industrie industrialisée comme aujourd’hui. Les délais étaient serrés, les budgets volatils, et la pression commerciale constante.
Des centaines d’éditeurs émergent soudainement, sentant le filon juteux. La console Atari 2600 devient une véritable plateforme ouverte : tout le monde peut créer une cartouche compatible, à condition d’en avoir les moyens techniques. Cela a pour conséquence une explosion de la quantité de jeux sur le marché, mais pas nécessairement de leur qualité. Beaucoup sont bâclés, mal conçus ou simplement injouables. L’exemple le plus célèbre est Custer’s Revenge, un jeu scandaleux aux graphismes simplistes, qui n’a pour seul but que de créer une polémique pour vendre.
Dans cette ambiance de ruée vers l’or, certains grands magasins remplissent leurs rayons sans discernement. Les consommateurs, eux, commencent à se lasser. Trop de choix tue le choix. Trop de déceptions tuent la confiance. Bientôt, les foyers américains voient s’accumuler les cartouches inutilisables. Les enfants boudent certaines marques. Les parents, déçus par leurs achats précédents, hésitent à investir à nouveau. L’effet boule de neige est en marche.
Le cas E.T. : symbole d’un système en perdition
C’est ici qu’entre en scène le plus célèbre des jeux ratés. En 1982, Steven Spielberg connaît un succès colossal avec son film E.T.. Le long-métrage devient rapidement un phénomène culturel. Chez Atari, l’idée germe aussitôt : il faut adapter ce film en jeu vidéo pour les fêtes de Noël. L’objectif est simple : sortir la cartouche en moins de six semaines, soit un temps ridiculement court, même selon les standards de l’époque.
La mission est confiée à Howard Scott Warshaw, déjà connu pour avoir réalisé Yars’ Revenge et Raiders of the Lost Ark, deux titres ambitieux qui avaient repoussé les limites de la console. Warshaw accepte le défi, flatté par la confiance que lui accorde Spielberg lui-même. Il travaille jour et nuit, code, compose, assemble, sans répit. Mais rien ne peut effacer l’évidence : six semaines ne suffisent pas pour créer un bon jeu, surtout lorsqu’on porte la responsabilité d’un produit attendu par des millions de joueurs.
Le jeu sort à temps pour Noël. Les chaînes de production tournent à plein régime. Atari fabrique plus de quatre millions de cartouches, persuadée que chaque foyer américain voudra son E.T. pour les fêtes. La machine marketing s’emballe. Les publicités télévisées tournent en boucle. Le produit envahit les magasins. Pendant quelques jours, tout semble fonctionner.
Mais très vite, les retours négatifs s’enchaînent. Le jeu est confus. Le joueur ne comprend pas ce qu’il doit faire. Le personnage tombe sans arrêt dans des trous, ce qui provoque frustration et agacement. Certains enfants pleurent. D’autres jettent la cartouche à travers la pièce. Les parents rapportent massivement le produit. Atari est dépassée. La société a investi des millions de dollars dans l’achat de la licence et la fabrication des cartouches, persuadée d’avoir un hit entre les mains. Elle se retrouve avec des montagnes de jeux invendus.
En interne, le choc est violent. Le jeu E.T. n’est pas le seul problème, mais il devient un bouc émissaire idéal. Il incarne à lui seul tous les excès de l’époque : décisions prises à la va-vite, objectifs commerciaux irréalistes, manque de recul créatif, absence de contrôle qualité. La chute d’Atari s’accélère.
L’effondrement du marché américain
Au-delà de la seule entreprise Atari, c’est tout un écosystème qui s’effondre. En 1983, les ventes de jeux vidéo aux États-Unis s’écroulent. Les grandes surfaces bradent les stocks. Des palettes entières de consoles et de jeux sont liquidées à perte. Certains magasins refusent désormais de vendre des produits Atari, considérés comme des invendus garantis. Des éditeurs font faillite en cascade. Même les noms les plus connus ne sont pas épargnés. Mattel, pourtant solidement implantée avec sa console Intellivision, licencie en masse. Coleco, de son côté, tente désespérément de diversifier son offre sans convaincre.
Les investisseurs fuient. Les médias généralistes, qui avaient tant loué la croissance du secteur, parlent désormais de « mode passagère », de « bulle vidéoludique ». Les jeux vidéo passent, en l’espace de quelques mois, de produit branché à plaisanterie ringarde. Des analystes financiers annoncent même la fin définitive du média interactif, le reléguant à une erreur culturelle comme les jeux de société électroniques ou les Tamagotchis.
Le coup est rude. Pour Atari, il est presque fatal. En 1984, Warner revend la division console à Jack Tramiel, l’ancien patron de Commodore. Celui-ci se concentre sur les ordinateurs personnels. Le nom Atari continue d’exister, mais n’a plus rien à voir avec la société flamboyante du début.
Le mythe de l’enterrement
Pendant des années, une rumeur persistante circule. Selon plusieurs sources, Atari aurait enfoui des millions de cartouches invendues dans le désert du Nouveau-Mexique, dans une décharge près de la petite ville d’Alamogordo. Cette histoire, digne d’un roman, alimente les fantasmes. Certains y voient une légende urbaine. D’autres parlent d’un complot industriel.
En 2014, l’équipe du documentaire Atari: Game Over, dirigée par Zak Penn, décide de vérifier l’histoire. Avec l’aide des autorités locales et de passionnés, ils obtiennent l’autorisation de fouiller le site. Contre toute attente, ils découvrent bel et bien les fameuses cartouches. Non seulement E.T., mais aussi d’autres jeux comme Centipede, Asteroids, ou Defender. Tous sont là, écrasés, enterrés sous plusieurs mètres de béton et de sable.
La découverte est historique. Ce moment devient un symbole. Une page se tourne officiellement. Le mythe devient réalité. L’image des cartouches déterrées, brandies comme des reliques, fait le tour du monde. Certains exemplaires sont vendus aux enchères. D’autres rejoignent des musées. Ce moment marque aussi une reconnaissance tardive pour Warshaw, longtemps considéré à tort comme le fossoyeur de l’industrie. Le documentaire lui rend hommage, montrant qu’il a surtout été victime d’un système défaillant.
Une leçon pour l’histoire
Le crash d’Atari n’est pas simplement une chute d’entreprise. C’est le reflet d’un écosystème incapable de se réguler. Trop de précipitation, trop peu de contrôle, trop d’attentes irréalistes. Le jeu E.T. n’a pas causé la chute, il l’a cristallisée. Il reste aujourd’hui un rappel que le succès ne se construit pas dans l’urgence. Il enseigne que la créativité demande du temps, que le respect du joueur est primordial, et qu’une industrie, aussi florissante soit-elle, peut sombrer si elle oublie ses fondamentaux.
Et pourtant, ce crash n’a pas marqué la fin des jeux vidéo. Il a ouvert la voie à une nouvelle génération, plus disciplinée, plus rigoureuse, mais tout aussi passionnée. Une génération menée par un plombier moustachu venu du Japon, dont le nom allait bientôt résonner partout dans le monde.