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Écrit par : Sébastien Falter et Elise
Une icône en crise et un anniversaire sous pression
Lorsque le développement de Sonic the Hedgehog (2006) démarre, la licence Sonic est déjà sur une pente glissante. Après l’âge d’or de la Mega Drive, la transition vers la 3D a laissé des cicatrices. Sonic Adventure (1998) sur Dreamcast avait suscité de l’enthousiasme, mais ses problèmes de caméra et de gameplay hétérogène commençaient à inquiéter. À mesure que les jeux se succédaient, Sonic Adventure 2, Heroes et Shadow the Hedgehog, les critiques se faisaient plus sévères, les fans plus déçus.
En 2005, Sega cherche à relancer la marque. Objectif : créer un jeu de rupture pour fêter les 15 ans de Sonic. L’annonce a lieu lors de l’E3 2005. Une bande-annonce à couper le souffle présente un Sonic ultra-détaillé courant dans des environnements réalistes, avec une musique orchestrale grandiloquente. Le jeu est annoncé pour la PlayStation 3 et la Xbox 360, symbolisant une nouvelle ère. Mais derrière le rideau, le chantier venait à peine de commencer.
Une équipe scindée et un capitaine à la mer
Le projet est supervisé par Yuji Naka , l’une des figures emblématiques de Sega. En théorie, c’est un gage de qualité. Mais quelques mois après le début du développement, Sega prend une décision qui va bouleverser l’avenir du jeu : produire également un titre Sonic pour la Wii, fraîchement annoncée. L’équipe de développement est alors coupée en deux. Ceux qui étaient en train de construire la base même du projet doivent désormais choisir un camp : l’équipe PS3/360 ou la version Wii.
En réalité, c’est un arrêt de mort. La charge de travail est immense, mais les effectifs fondent. De plus, l’ambiance devient tendue. La Sonic Team n’est plus ce qu’elle était. L’énergie des années 90 a laissé place à des frictions internes, à une perte de repères techniques et à une absence de vision à long terme.
En pleine crise, Yuji Naka décide de quitter Sega. Officiellement, il part pour fonder son studio indépendant, Prope. En interne, beaucoup comprennent que ce départ est aussi une forme d’abandon : le projet est trop ambitieux, les conditions de travail trop dégradées. Naka n’a pas le courage de mener un navire qui prend l’eau. Il laisse les clefs à des responsables intermédiaires sans expérience sur des projets aussi lourds.
Une ambition technique mal calibrée
Sega veut faire de Sonic 2006 une vitrine technologique. Cela passe par l’abandon de tous les moteurs existants. L’équipe décide de créer un nouveau moteur maison compatible PS3 et Xbox 360. Mais le matériel de développement est encore instable. La PlayStation 3, notamment, est une machine difficile à maîtriser. Les devkits sont livrés en retard, avec une documentation confuse. Des semaines entières sont perdues pour que le jeu entre simplement en pré-production.
On rappelle tout de même que nous sommes en 2005 et que le jeu est prévu pour fin 2006. Vous commencez à comprendre le problème ?
Les ambitions sont folles : monde semi-ouvert, cycle jour/nuit, IA adaptative pour les ennemis, intégration de la physique Havok pour les objets destructibles, cinématiques en CGI de grande qualité, bande-son orchestrale, éclairage dynamique. Le problème, c’est que l’équipe ne dispose pas des compétences ni du temps pour tout réaliser. De nombreuses idées sont bâclées, déployées sans optimisation. Certaines fonctions, comme la gestion de la vitesse de Sonic dans les sections « Mach Speed », sont codées en urgence sans même être testées. Des sections entières sont faites en quelques jours.
La méthode de travail est chaotique. Chaque fonctionnalité est développée séparément, sans véritable intégration. Les bugs s’accumulent. L’architecture du code devient un fouillis ingérable. Certains développeurs racontent que changer une ligne dans le script de Silver pouvait briser une dizaine d’événements chez Shadow. Le moteur de collision, trop rigide, gère mal les surfaces inclinées, ce qui explique les nombreuses chutes involontaires.
Une expérience fragmentée
L’idée d’avoir trois campagnes distinctes vient de la volonté de proposer de la rejouabilité. Mais cette approche double les coûts. Chaque personnage doit avoir ses propres animations, sa propre manière de se déplacer, ses propres objets interactifs. En réalité, la plupart des assets sont recyclés, ce qui donne un sentiment de déjà-vu entre les campagnes.
Sonic est évidemment rapide mais complètement incontrôlable. Les sections où il court en ligne droite sont littéralement injouables : le joueur doit faire preuve de réflexes surhumains pour éviter les obstacles tout en devant composer avec une latence de caméra énorme. L’histoire de Shadow introduit les véhicules, censés offrir un gameplay renouvelé appréciable, mais cette feature est catastrophique : les véhicules sont rigides, flottants, et rendent chaque niveau encore plus lent, un comble quand on sait que, dans le lore, le personnage est capable de se déplacer à la même vitesse que Sonic. Silver, lui, souffre d’une physique expérimentale. Il peut attraper des objets, les suspendre en l’air, et les lancer. Mais la maniabilité est tellement chaotique qu’il faut souvent recommencer dix fois le même passage…ou rage-quit.
Les combats sont mous, lents, et pas du tout instinctifs. Le lock automatique cible parfois un ennemi à 100 mètres plutôt que celui devant vous. Les temps de chargement brisent le rythme : parfois, une simple interaction avec un PNJ entraîne deux écrans de chargement, un dialogue de deux lignes, puis encore deux temps de chargement.
Soleanna : un monde vide et une princesse en carton
L’un des pires choix artistiques est celui de Soleanna. Cette ville, censée être le hub principal du jeu, est vide, silencieuse, peuplée de PNJ humains sans animation faciale. Ces derniers répètent inlassablement les mêmes lignes de dialogue, bloquent parfois les routes, ou vous proposent des quêtes secondaires inintéressantes.
L’histoire tourne autour de la princesse Elise, souveraine de Soleanna, que Sonic tente de sauver. Le scénario se veut émouvant, mais multiplie les incohérences : Elise est enlevée au moins six fois par le même antagoniste. Elle tombe amoureuse de Sonic, un hérisson bleu anthropomorphe, ce qui donne lieu à des scènes de romance très mal reçues par les fans tant elles sont malaisantes (on comprend pourquoi… non mais sérieusement Sega ?).
La cinématique où Elise embrasse Sonic pour le ramener à la vie est devenue emblématique de ce que les fans rejettent : un sérieux artificiel plaqué sur un univers qui n’a jamais été conçu pour cela. L’absence de cohérence entre le drame humain qui se joue dans les cinématiques entrecoupées par les niveaux de plateforme arcade crée un sentiment de malaise constant (non Sega, juste NON !).
Un lancement dans la panique
En interne, tout le monde sait que le jeu n’est pas prêt. Certains développeurs rapportent que la version PS3 était si instable qu’elle plantait toutes les 10 minutes. La version Xbox 360, plus stable, est celle qui est priorisée. La PS3 reçoit un portage à la va-vite, livré plusieurs semaines plus tard. Sega, sous pression financière, refuse tout retard. Le jeu doit sortir pour la fin d’année 2006. Aucun report n’est envisageable.
Les équipes QA (quality assurance) remontent des centaines, voire des milliers de bugs critiques. Mais il n’y a plus de temps. Les rapports d’erreurs et de bugs remontés par l’équipe QA ne sont pas pris en compte, même les plus graves et la version gold est gravée dans l’urgence, avec des glitchs non corrigés, des scripts cassés, et même des fichiers manquants dans certaines cinématiques. Résultat : ce qui était censé être une renaissance pour la licence est en fait un véritable fiasco.
Les journalistes reçoivent une version quasi définitive. La presse détruit le jeu. Les tests sont cinglants. La communauté, elle, découvre un jeu frustrant, incohérent et surtout injouable. Des forums entiers sont remplis de captures d’écran de bugs. Les vidéos de glitchs font le tour de YouTube.
Peu après la sortie du jeu, Sega, pour sauver les meubles, a retiré le titre de la vente avant de le remettre en ligne en 2022. Durant cette période, le seul moyen d’y jouer était de se procurer une version physique d’occasion.
Un héritage empoisonné
Sonic 2006 reste aujourd’hui encore un traumatisme pour Sega. La société refuse d’évoquer le jeu dans les compilations. Il n’a jamais été réédité (et on comprend pourquoi). Il est absent de toutes les collections officielles. Sega agit comme s’il n’avait jamais existé.
Pourtant, une forme d’amour vicié est née autour de lui. Des fans se passionnent pour le comprendre, le débugger, le restaurer. Le projet Sonic P-06 est une refonte faite par un fan, reprenant tout le contenu original et corrigeant des centaines de problèmes. Ironiquement, cette version fanmade est bien plus stable et agréable à jouer que l’original.
Sonic 2006 a aussi influencé la stratégie de Sega. Fini les mondes réalistes, les romances humaines/animales totalement incongrues, les personnages trop nombreux. Sonic Colors, Generations, puis Mania reviennent à l’essence de Sonic : du fun, de la vitesse, un gameplay simple, une direction artistique cohérente. Le traumatisme de 2006 a servi de guide de tout ce qu’il ne faut pas faire dans un Sonic.
Un naufrage mémorable
Rarement un jeu aura autant concentré d’erreurs de production à son époque. Sonic 2006 n’est pas seulement un mauvais jeu. C’est un avertissement. Il montre ce qui arrive quand une vision artistique vacille, quand un projet est fragmenté, quand la technique n’est pas maîtrisée, et surtout, quand on refuse de repousser une sortie inévitablement prématurée.
Il demeure un phénomène culturel. Un objet de fascination morbide pour certains, de colère pour d’autres. Mais jamais oublié. Chez Reboot Game, notre fan de Sonic, Elise, qui n’est pas super contente de porter le même nom qu’un personnage totalement bancal, a voulu passer plusieurs fois le CD du jeu dans un broyeur, le jeu a été mis hors de sa portée pour éviter ses pulsions destructrices. Rien que pour ça, pitié Sega, ne faites plus jamais un Sonic aussi mauvais !
Bonus
Cet article a été l’occasion de ressortir la version physique du jeu de son coffre-fort-anti-fureur-d’Elise, pour une histoire de vérification de copyright de notre version pour ce dossier. En parcourant la notice, on s’est rendu compte que même le manuel du jeu est bancal… ci-dessous un petit aperçu des coquilles trouvées :
Et encore, nous n’avons pas tout mis tant le manuel contient d’erreurs…
Bref, je vous dis à dimanche prochain pour un nouveau dossier sur un autre thème lié au jeu vidéo. En attendant, passez une excellente semaine 😊