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Après un premier entretien consacré à Jean-Christophe Leclercq, créateur d’Empire Immo, Reboot Game poursuit son exploration des studios indépendants portés par une seule personne. Ces structures atypiques, souvent discrètes, sont pourtant au cœur de nombreux jeux marquants. Pour ce deuxième rendez-vous, la parole est donnée à Lucas Pope, développeur devenu célèbre grâce à Papers, Please et Return of the Obra Dinn.
Avant d’évoquer son studio 3909, l’entretien commence par un détour essentiel : qui est Lucas Pope, et comment en est-il arrivé à vouloir tout faire seul ?
Les questions et réponses qui suivent ont été recueillies en anglais. Cette interview a bien entendu été traduite en français pour sa publication sur Reboot Game.
Bonjour Lucas. Avant de parler de votre studio, pouvez-vous revenir sur votre parcours ? Comment êtes-vous arrivé au développement de jeux vidéo ?
« J’ai grandi en Virginie, aux États-Unis. Comme beaucoup de développeurs, j’ai commencé à m’intéresser à la programmation assez jeune, en bricolant sur un ordinateur familial. À l’époque, je n’envisageais pas ça comme un métier, mais plutôt comme un passe-temps. Plus tard, j’ai étudié l’informatique, puis j’ai travaillé pour quelques sociétés avant de rejoindre Naughty Dog. J’ai contribué au développement de Uncharted: Drake’s Fortune en tant que programmeur d’interface utilisateur. Ce fut très formateur, mais aussi une prise de conscience. »
C’est-à-dire ?
« Travailler sur Uncharted m’a permis de voir comment fonctionne une production à grande échelle. L’organisation, la spécialisation, les pipelines bien rodés… c’est très impressionnant. Mais à titre personnel, je ressentais un décalage. J’avais envie de toucher à tout, de faire plus que simplement coder une partie précise du jeu. J’étais frustré par la distance entre l’idée et sa mise en œuvre. C’est cette frustration qui m’a poussé à tenter l’aventure en solo. »
Vous avez ensuite déménagé au Japon. Cela a-t-il influencé votre manière de travailler ?
« Oui, indéniablement. Ma femme est japonaise, et nous avons décidé de nous installer à Saitama, puis à Tokyo. La culture du travail est très différente ici. J’ai découvert un rapport au temps, à la minutie, à la solitude aussi, qui m’a beaucoup convenu. Je vis dans un quartier très calme, et cela crée des conditions idéales pour me concentrer. Je n’ai pas d’interruptions, personne ne vient frapper à ma porte. Ce cadre m’a aidé à construire une routine stable. »
Comment est né votre premier grand succès, Papers, Please ?
« C’est parti d’un prototype très simple : je voulais explorer la mécanique du tri administratif, mais dans un contexte narratif fort. J’ai grandi pendant la Guerre froide, et les ambiances soviétiques m’ont toujours intrigué. Je me suis inspiré des contrôles aux frontières, des visas, des tampons. J’ai mis en ligne une version gratuite, et l’accueil a été si bon que j’ai décidé de développer un jeu complet à partir de cette base. Tout est allé très vite ensuite. »
Venons-en à 3909. Ce nom revient sur chacun de vos jeux. Quelle est la nature réelle de ce studio ?
« Il s’agit d’une structure administrative, une LLC. En France, vous appelez cela une SARL, il me semble. En réalité, c’est juste moi. Je développe seul, depuis une pièce de mon appartement. 3909 est un chiffre que j’ai choisi presque au hasard, pour que ce soit neutre. Je ne voulais pas d’un nom trop personnel ou trop connoté. C’est juste une étiquette légale pour publier mes projets. »
Est-ce un choix créatif ou économique de travailler seul ?
« Principalement un choix créatif. J’aime pouvoir tout contrôler : le rythme, les mécaniques, les visuels, les sons. Cela demande beaucoup de temps, mais cela me permet aussi d’être en immersion totale dans l’univers du jeu. Je ne dois convaincre personne, ni argumenter des décisions. Cela donne une certaine cohérence à l’ensemble. Bien sûr, cela implique aussi beaucoup de solitude, mais je suis à l’aise avec ça. »
Comment structurez-vous votre journée de travail ?
« Je travaille le matin, en général dès que mes enfants sont à l’école. J’avance sur la programmation, l’intégration des assets, ou le débogage. Je m’interromps souvent en début d’après-midi. Le soir, je peux reprendre si une idée me vient, mais je ne me force pas. Je préfère la régularité à l’intensité. Et comme je n’ai pas d’équipe, je n’ai pas à synchroniser mon rythme avec d’autres personnes. C’est un luxe. »
Être seul n’est-il pas parfois un frein, surtout dans les phases de test ou de doutes ?
« Si, tout à fait. Il m’arrive de bloquer pendant plusieurs jours sur un détail graphique, ou de douter d’une mécanique. Dans ces moments-là, je partage une démo avec des proches ou des testeurs de confiance. J’essaie de ne pas rester complètement enfermé dans ma propre vision. Mais il faut savoir vivre avec cette incertitude. C’est une part du travail. »
Avez-vous envisagé de recruter ou d’élargir 3909 ?
« Pas vraiment. J’ai conscience que certaines idées de jeux ne me seront jamais accessibles si je reste seul. Mais j’accepte cette contrainte. Elle me pousse à être plus inventif. Je préfère déléguer ponctuellement, pour de la musique par exemple, plutôt que de monter une équipe. Je ne suis pas un manager. Je suis un artisan. »
Quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant fonder un studio solo ?
« D’abord, commencer petit. Un prototype solide vaut mieux qu’un grand projet irréalisable. Ensuite, être rigoureux. Il faut savoir se fixer des limites, planifier, mais aussi être flexible. Et surtout, ne pas perdre de vue que la solitude n’est pas anodine. Il faut apprendre à la gérer, à s’en servir, sans se laisser submerger. »
Un grand merci à Lucas Pope pour ses réponses.
Quant à nous, on se retrouve très bientôt pour une nouvelle interview. En attendant, suivez l’actualité gaming sur Reboot Game, découvrez nos dossiers et ne manquez pas nos derniers tests.