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Dans un univers où les jeux indépendants redoublent d’inventivité, certains créateurs se démarquent en allant là où personne n’ose s’aventurer. Daniel Mullins fait partie de cette catégorie rare. Derrière lui, des œuvres devenues cultes comme Pony Island, The Hex et Inscryption, toutes marquées par une même obsession : surprendre le joueur et brouiller les frontières entre réalité et fiction.
Connu pour ses mécaniques déroutantes, ses récits labyrinthiques et son goût pour la manipulation psychologique, Mullins a réussi à imposer un style unique en travaillant presque seul. De simples prototypes de game jam transformés en expériences narratives ambitieuses, ses créations fascinent par leur originalité et leur mystère.
Nous avons échangé avec lui sur ses débuts, ses inspirations, ses secrets de conception… et les anecdotes qui se cachent derrière ses jeux les plus marquants.
Les questions et réponses qui suivent ont été recueillies en anglais. Cette interview a bien entendu été traduite en français pour sa publication sur Reboot Game.
Bonjour Daniel. Pouvez-vous revenir sur votre parcours avant Pony Island ?
« J’ai commencé assez tôt à créer des jeux avec des outils simples comme RPG Maker, puis Flash. J’aimais expérimenter, inventer des systèmes, même si ça restait très amateur. Ensuite, j’ai étudié l’informatique, ce qui m’a donné une base solide. Après mes études, j’ai travaillé dans un studio à Vancouver. C’était un travail intéressant, mais j’avais envie d’indépendance créative, de projets où je pourrais aller au bout de mes idées. Le soir, je participais à des game jams, car c’est un excellent moyen de tester des concepts sans contrainte. L’une de ces jams a été déterminante : celle où Pony Island est né. À ce moment-là, je n’imaginais pas que ce prototype allait changer ma carrière. »
Pony Island a marqué par son originalité. Comment est née cette idée ?
« C’était en 2014, lors d’un Ludum Dare avec pour thème « Entire Game on One Screen ». Je me suis demandé : comment créer un jeu qui surprenne, qui semble innocent mais qui cache quelque chose d’inquiétant ? J’ai donc commencé par un concept simple et, petit à petit, j’ai ajouté des éléments pour brouiller les repères du joueur. Le fameux diable qui parle au joueur n’était pas prévu au départ. En réalité, il vient d’un bug dans l’affichage du texte pendant la jam. Ce bug donnait une impression étrange, presque malveillante, et j’ai trouvé l’idée tellement forte que je l’ai intégrée au scénario. Quand Pony Island est sorti, le succès a été fulgurant, notamment grâce à des streamers comme PewDiePie. Cela m’a permis de quitter mon emploi et de me consacrer entièrement à la création indépendante. »
Après ce succès, vous avez travaillé sur The Hex. Quel était votre objectif avec ce projet ?
« Avec The Hex, je voulais explorer les genres vidéoludiques et raconter une histoire qui les relie. Le jeu se déroule dans une taverne où six personnages, chacun représentant un genre différent, sont accusés d’un meurtre. L’inspiration vient en partie de films comme Les Huit Salopards. Chaque section adopte les codes d’un genre, du RPG au jeu de combat, et les détourne pour servir la narration. D’ailleurs, une scène emblématique, où un personnage pirate littéralement les règles du jeu, est inspirée d’une erreur réelle dans mon code. Un jour, en testant une fonctionnalité, j’ai complètement cassé mon projet. Cela m’a donné l’idée d’intégrer cette sensation dans le scénario. »
Inscryption a eu un impact énorme. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
« Encore une fois, tout est parti d’une game jam, en 2018, dont le thème était « Sacrifices Must Be Made ». J’ai conçu un prototype autour d’un jeu de cartes où l’on sacrifie une créature pour en invoquer une plus puissante. Cette mécanique me paraissait forte et symbolique. À partir de là, le projet a pris une ampleur inattendue. Je voulais que le jeu évolue au fil de la partie et surprenne constamment le joueur. C’est ainsi qu’est née l’idée de la cabane sombre, avec un personnage inquiétant qui observe. Puis j’ai ajouté des couches narratives et, enfin, des secrets. L’une des parties les plus amusantes pour moi a été l’ARG (jeu en réalité alternée) que nous avons intégré. Certains indices étaient cachés dans les fichiers du jeu, d’autres dans des vidéos cryptées. Cela a conduit des joueurs à découvrir une véritable disquette cachée dans le monde réel. J’étais persuadé que cela prendrait des semaines à résoudre, mais la communauté a tout trouvé en deux jours. Ce niveau d’implication m’a bluffé. »
Vos jeux ont une constante : ils manipulent le joueur. Pourquoi ce choix ?
« Ce qui me passionne, c’est de briser la certitude. Un joueur pense connaître les règles : il a un écran, un menu, un cadre. J’aime créer des moments où cette illusion s’effondre. Ce n’est pas seulement une mécanique, c’est une émotion très forte. Dans Pony Island, c’étaient les faux messages d’erreur. Dans Inscryption, il y a cette sensation que le jeu dépasse son cadre, qu’il connaît votre présence. J’ai même utilisé des fichiers réels de l’ordinateur du joueur pour renforcer ce sentiment. Ces détails marquent, car ils cassent la routine et instaurent un doute. »
Vous développez seul une grande partie de vos projets. Est-ce un choix ou une contrainte ?
« C’est un choix assumé. Travailler seul donne une liberté totale, mais cela signifie aussi tout gérer : code, narration, souvent les graphismes. Ce n’est pas toujours simple. Par exemple, beaucoup pensent que le style minimaliste de Pony Island ou The Hex est une démarche artistique pure. En réalité, c’était aussi une manière de contourner mes limites graphiques. J’ai transformé une contrainte en signature visuelle. Pour Inscryption, j’ai pu collaborer avec quelques personnes pour la musique et certains assets, mais la majorité repose sur moi. C’est fatigant, mais très gratifiant. »
Quels conseils donneriez-vous à ceux qui veulent se lancer dans l’indépendant ?
« D’abord, participez à des game jams. Elles obligent à terminer un projet, même minuscule, et elles stimulent la créativité. Ensuite, cherchez l’originalité. Il vaut mieux un jeu simple mais surprenant qu’un projet ambitieux et banal. Enfin, n’oubliez jamais la communication. Montrer son travail, interagir avec une communauté, c’est essentiel. Beaucoup de bons jeux restent invisibles parce que leurs créateurs n’ont pas pensé à cet aspect. »
Un grand merci à Daniel Mullins pour ses réponses.
Quant à nous, on se retrouve très bientôt pour une nouvelle interview. En attendant, suivez l’actualité gaming sur Reboot Game, découvrez nos dossiers et ne manquez pas nos derniers tests.